16. Échanges intellectuels, dynamiques transnationales, France/Italie, 1945-1980
Sous la direction de Vittoriano Gallico & Jessy Simonini
Numéro 16 - Mars 2025
Le lecteur ou la lectrice de ces pages n’aura guère de difficulté à retrouver, avant même de découvrir les articles qui composent le présent volume, des exemples d’échanges culturels entre la France et l’Italie. La question des relations binationales ou transnationales franco-italiennes n’est pas nouvelle, mais la réactualisation fréquente des travaux scientifiques témoigne de la richesse des échanges intellectuels entre les deux pays.
L’élaboration d’un état de l’art sur les relations entre auteurs italiens et français apparaît comme un exercice difficilement réalisable, en partie à cause de l’étendue de la thématique, mais aussi parce que les articles consacrés à ce sujet ne figurent pas nécessairement dans les ouvrages monographiques sur la question franco-italienne [1]. Nous nous limiterons donc, en guise de préambule, à formuler quelques remarques sur des études ayant développé des problématiques similaires à la nôtre. Tout d’abord, il convient de remarquer que les relations intellectuelles franco-italiennes ont souvent été étudiées dans des ouvrages collectifs où la pluralité des analyses reflète la longévité littéraire et artistique des interactions entre les deux pays. Nous relevons également un nombre significatif de parutions depuis une vingtaine d’années, en Italie comme en France, déclinant la question des dynamiques transnationales par des regards et des périodisations disparates. Plutôt que d’énumérer les siècles ou courants retenus par les auteurs et autrices qui ont écrit avant nous, il est intéressant de distinguer deux approches sur notre question. En premier lieu, à l’instar des volumes dirigés par M. C. Chiesi (1996), M. Colin (2006) et O. Forlin (2019), nous observons un intérêt pour la réception, en France ou en Italie, d’œuvres ou d’auteurs venant de l’autre côté des Alpes. Dès lors, les notions de « mythe » et de « transfert culturel » se placent au cœur de mouvements intellectuels d’un pays vers l’autre, d’une tradition littéraire et artistique nationale vers l’autre, ce qui permet, en définitive, de déceler les hybridations et les influences réciproques.
D’autre part, cette relation « pétrie de constante réciprocité » (Vignest, 2021, p. 9) peut être envisagée sous le signe d’une porosité bilatérale, non seulement au sens très courant que l’adjectif bilatéral acquiert sur le plan économique et politique, mais aussi et surtout d’un point de vue littéraire et artistique. À cet égard, nous pourrions mentionner les travaux dirigés par E. Jongeneel et E. van de Haar parus dans la revue Relief en 2018, ainsi que l’ouvrage collaboratif publié par les soins de R. Vignest en 2021. Les deux volumes ont pour point commun d’envisager des lectures et réceptions croisées entre les deux pays sur un temps long, du Moyen-Âge jusqu’au XXe siècle. Ils proposent, alors, un découpage chronologique à travers les siècles que nous essaierons ici de reformuler par une distinction thématique des pratiques intellectuelles sur un temps nettement plus limité.
Dès lors, s’inscrivant dans la continuité de la deuxième approche mentionnée, le présent volume se propose d’étudier les influences mutuelles, les intersections et les projets communs intervenant dans le processus de création entre domaine italien et domaine français. Les contributions qui y figurent ont toutes pour vocation de découvrir, dans une optique transnationale, des aspects peu connus des relations, par ailleurs très productives, entre auteurs issus de différents contextes et de différentes orientations idéologiques. Les angles de vue envisagés sont hétérogènes et relèvent de la diversité expressive des relations intellectuelles entre la France et l’Italie au cours d’une période d’environ trente-cinq ans, de 1945 à 1980. Le volume compte neuf articles répartis en quatre sections ainsi intitulées : Traduction et réécritures ; Regards politiques et perspectives féministes ; Textes, critiques et images en mouvement ; Parcours et productions cinématographiques.
Dans le premier segment du volume, Andrea Bongiorno et Jessy Simonini examinent des échanges poétiques et littéraires à travers le prisme de la traduction. Cette dernière apparaît comme le moteur des liens intellectuels : elle devient une source d’inspiration pour des créations textuelles autour de l’œuvre du poète (Bongiorno), tout en étant ce qui relie et influence des choix éditoriaux entre la France et l’Italie (Simonini).
Le travail d’A. Bongiorno (« La poésie de René Char comme source de traduction et de création intellectuelle chez Giorgio Caproni et Vittorio Sereni ») prend appui sur le contexte éditorial italien des années cinquante à quatre-vingt, période pendant laquelle virent le jour de nombreuses traductions et éditions critiques de poètes français. Bongiorno examine deux cas significatifs : les traductions de René Char (1907-1988) par les deux poètes italiens Giorgio Caproni (1912-1990) et Vittorio Sereni (1913-1983). Son analyse met en exergue une double opération de traduction et de réécriture de la part des auteurs italiens, aboutissant à un travail d’écriture critique en prose de l’œuvre de Char.
J. Simonini (« La più grande romanziera d’Italia è una donna…. Prime cartografie dell’autorialità femminile : Francia-Italia, anni cinquanta ») s’interroge sur l’auctorialité féminine entre France et Italie dans les années cinquante à partir de la figure de Alba De Céspedes, tout en problématisant les politiques des éditeurs Einaudi et Longanesi.
Les contributions de la deuxième section partagent un intérêt pour le champ littéraire et pour le plan politique qu’elles investissent par une perspective féministe (M. Bez) ou postcoloniale (L. Mozzachiodi).
M. Bez (« Ce sexe qui n’est pas un cheveu. Réévaluer les critiques féministes-matérialistes du consentement : le groupe de Questions Féministes ») s’intéresse aux échanges entre l’anthropologue italienne Paola Tabet et le groupe français Questions féministes, méconnu en Italie. Bez se propose de restaurer un dialogue manqué entre féminisme italien et français au cours des années soixante-dix. Parallèlement, elle met en évidence l’actualité du débat sur le consentement, déjà au cœur des appréhensions de P. Tabet et de Questions féministes.
La contribution de L. Mozzachiodi (« Fanon in Italia : tra terzomondismo, operaismo e psichiatria ») examine la réception et la traduction des œuvres de Franz Fanon en Italie dans les années cinquante et soixante. Mozzachiodi étudie notamment la réception lacunaire dont a fait l’objet l’œuvre de Fanon et les raisons éditoriales qui en sont à l’origine.
Les deux derniers chapitres du volume sont consacrés à des échanges autour de l’image cinématographique. En premier lieu, nous proposons deux études sur les liens entre littérature, théorie cinématographique et cinéma.
L’analyse d’A. Fiorillo (« De l’Évangile à l’Enfer ou la subjective indirecte libre ») se concentre sur le concept de « subjective indirecte libre », élaboré et mis en scène par Pier Paolo Pasolini, et la lecture de ce même concept par Gilles Deleuze. Fiorillo s’interroge sur la résonance des essais cinématographiques pasoliniens sur la théorie cinématographique deleuzienne. Parallèlement, il décrit le cheminement critique qui relie le « cinéma de poésie » pasolinien à « l’image-temps » deleuzienne. Il propose, en dernière instance, une lecture deleuzienne d’œuvres cinématographiques de Pasolini.
Dans la continuité de la contribution de Fiorillo, V. Gallico (« La terre, l’écriture, l’image : Pavese et Straub-Huillet ») évoque un segment de L’image-temps (1985) où Deleuze définit J.M. Straub et D. Huillet comme des cinéastes déterminants dans la naissance d’une image s’affranchissant des schémas du mouvement. Le cœur de l’analyse de Gallico concerne plus directement les mises en scène cinématographiques par Straub et Huillet de deux romans de C. Pavese : Dialoghi con Leucò (1947) et La luna e i falò (1949). Cette étude met en parallèle les susdites œuvres littéraires et De la nuée à la résistance (1979) de Straub-Huillet autour de la question de la terre et de sa stratification littérale et poétique. L’analyse de Gallico interroge la notion d’« image tellurique » que Deleuze assigne au cinéma de Straub et Huillet et en retrace l’origine dans la prose de Pavese.
La dernière partie du volume concerne des rencontres manquées ou du moins inabouties dans les échanges cinématographiques entre la France et l’Italie. Les trois articles qui le composent nuancent l’idée, communément partagée mais parfois approximative, selon laquelle il existe une grande complicité entre le cinéma italien et français dans les années cinquante, soixante et soixante-dix.
S. Dubois (« Au-delà des grilles de René Clément : une démarche cinématographique italienne grâce à la réalisation française ») s’intéresse à une inspiration rarement relevée qui est celle de René Clément sur le néoréalisme italien. L’œuvre filmique au cœur de l’analyse de Dubois est Au-delà des grilles (1948) de Clément pour laquelle C. Zavattini fut coscénariste. Dans son article, l’autrice développe l’hypothèse selon laquelle le scénariste italien parvient à mettre au point deux de ses grandes théories sur le néoréalisme grâce à sa collaboration avec Clément. Dubois montre que, par cette collaboration, naissent les inspirations du néo-réalisme zavattinien qui trouvera une forme plus aboutie dans le film Umberto D. de Vittorio De Sica (1951).
L’analyse de M. Cardinaletti (« A dieci mani : la coproduzione di un film a episodi. Le più belle truffe del mondo (1964) ») se concentre sur le film collectif Le più belle truffe del mondo emblématique de la coopération prolifique entre le cinéma français et italien pendant les années soixante. Cardinaletti retrace le parcours du film en puisant dans les archives : nous y découvrons, alors, la correspondance entre Gregoretti et Godard qui furent à l’origine du projet, ainsi que la genèse complexe de l’œuvre filmique par des références à des segments coupés et oubliés (notamment le court-métrage de Godard).
Dans la continuité des recherches de M. Cardinaletti, V. Leroy (« Rencontre franco-italienne dans La prima notte di quiete (Le Professeur, 1972) de Valerio Zurlini ») examine un cas de production franco-italienne, à savoir Le Professeur de V. Zurlini, pour lequel A. Delon fut protagoniste et coproducteur. S’il est vrai que le susdit long-métrage est considéré comme une œuvre majeure dans la filmographie de Zurlini, Leroy met en exergue divergences esthétiques et techniques marquant la coopération entre Zurlini et Delon.
Les articles de ce volume répondent, donc, à une double volonté : d’une part offrir une analyse approfondie dans le domaine spécifique qu’ils investissent (traduction, littérature, cinéma ou civilisation) par le sujet particulier qu’ils abordent ; d’autre part et conjointement à la première appréhension, renouveler la mise en lumière des dynamiques intellectuelles et transnationales entre France et Italie. Enfin, les réflexions que nous présentons souhaitent devenir l’invitation à explorer les zones d’ombre de cette vaste problématique où les sensibilités d’autres chercheurs et chercheuses pourront s’inscrire à l’avenir.
Remerciements
Le présent volume s’inscrit dans la continuité d’un colloque destiné aux doctorants et jeunes chercheurs, organisé en 2021 à l’Université de Nantes autour de la même thématique. Nous tenons à remercier le laboratoire LAMO pour le soutien financier apporté à la réalisation de la journée d’études et pour son accompagnement tout au long du processus d’édition.
Bibliographie
CHIESI M. C. (dir.) (1996), Il mito della Francia nella cultura italiana del Novecento : atti del convegno di Firenze del 13-14 maggio 1993, Impruneta, Festina Lente.
COLIN M. (dir.) (2005), « Lettres italiennes en France. Réception critique, influences, lectures », Transalpina, n° 8.
FORLIN O. (dir.) (2019), « La culture italienne en France au XXe siècle : circulation de modèles et transferts culturels », Cahiers d’études italiennes, n° 28.
JONGENEEL E., VAN DE HAAR E. (dir.) (2018), « La France et l’Italie : Échanges culturels/ France and Italy : Cultural Exchanges », RELIEF. Revue électronique de littérature française, série 2, n° 12.
VIGNEST R. (dir.) (2021), Italie-France : littératures croisées, Paris, Garnier.
Table des matières
[1] À l’inverse, pourrait-on observer, les ouvrages réunissant des études littéraires ou artistiques françaises et italiennes n’ont pas toujours pour vocation d’interroger les relations entre ces deux contextes culturels. Tel est le cas du troisième numéro de cette revue, dont les articles explorent la question de la fictionnalisation de l’histoire, en prenant la France et l’Italie comme terrains d’investigation. Voir Fiction et Histoire. France-Italie, A. Peyronie (dir.), Atlantide, n° 3, 2015.