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13. La chanson de geste aux frontières, aux frontières de la chanson de geste

sous la direction de Léo-Paul Blaise, Elena Podetti & Nina Soleymani Majd

Numéro 13 - Décembre 2022

On a longtemps jugé les chansons de geste à l’aune de la seule Chanson de Roland, pierre de touche de la « pureté » du genre épique, genre communautaire par excellence censé représenter l’opposition entre deux entités ethno-religieuses étanches. Or, depuis le regain d’intérêt dont a bénéficié l’épopée tardive durant les dernières décennies (Suard, 1980, 2003 ; Boutet, 1993, 2019 ; Roussel, 1998, 2018), cette vision monolithique a été nuancée et réexaminée. Tous les défauts dont les textes épiques de deuxième ou troisième génération avaient été auparavant taxés tendent à présent à être considérés comme des atouts : autant les critiques de l’école romantique déploraient le mélange des genres, synonyme pour eux de « déclin, dégénérescence, abâtardissement, décadence » (Roussel, 2018, p. 13), autant la critique moderne souligne la plasticité de l’épopée, genre ouvert à de multiples influences, et qui puise aussi en lui-même les ressources lui permettant de déployer toute sa richesse sur le plan générique et thématique, comme le montre Philippe Haugeard dans son article. Cette tendance au mélange des genres pointe déjà dans des textes très anciens. Les œuvres postérieures ne font que puiser de manière plus systématique à un répertoire de motifs narratifs disparates et variés, souvent d’origine folklorique, qui ont nourri l’imaginaire épique depuis ses commencements, mais tout aussi délicats à cerner, comme en témoigne l’étude de Girbert de Metz proposée par Gauthier Grüber, dont les subdivisions et épisodes fonctionnent comme autant de « frontières internes » au texte.

Une circulation constante a existé au Moyen Âge entre les différents genres littéraires narratifs (Payen, 1984, p. 199), l’épopée elle-même ayant abondamment circulé en Europe par le biais d’adaptations, de traductions, ou de mises en proses, comme le montrent les contributions de Justine Dockx et d’Aurore Dericq Facchinetti. Des avatars se rencontrent également dans d’autres cultures, à l’instar du cantar espagnol ou du cantare italien, en passant par la saga norroise, ou la Sage allemande – que Peter Andersen analyse ici à travers la plus célèbre d’entre elles, la Chanson des Nibelungen. Si la romanistique et ses figures les plus éminentes, telles que Erich Auerbach ou Ernst Robert Curtius, ont étudié les éléments narratifs communs et les topoï partagés, les prologues des œuvres constituent tout spécialement des lieux privilégiés où se tisse le dialogue intertextuel, comme le montre bien Gianfelice Peron dans sa contribution. Au-delà des frontières géographiques, linguistiques et génériques, une littérature européenne médiévale a donc bel et bien existé, non pas entendue comme territoire délimité par des frontières, mais comme espace sémiotique commun, ou « sémiosphère » (Lotman, 1999).

Ce recueil est le fruit des activités du laboratoire junior Épopées Médiévales : frontières, échanges, héritages, fondé à la fin de 2018 à l’ENS de Lyon et associé à un carnet de recherche disponible sur la plate-forme Hypothèses. En s’inscrivant dans le socle des études fondatrices sur le mélange des genres dans l’épopée (voir notamment Frantz, 2000, et Cazanave, 2005), les articles contenus dans ce volume interrogent sous plusieurs angles les concepts de frontière, de porosité et de transfert, appliqués aux textes épiques. Ils sont regroupés en deux sections : la première porte sur les frontières génériques et textuelles (Philippe Haugeard, Gauthier Grüber, Gianfelice Peron), et la seconde interroge l’adaptation de la chanson de geste à un nouvel environnement historique et social (Justine Dockx, Aurore Dericq Facchinetti, Peter Andersen). Allant à l’encontre d’une acception négative de la frontière entendue comme barrière, les études ici rassemblées montrent que c’est précisément dans l’ouverture et le dynamisme que l’épopée a puisé les ferments de sa vitalité et de son propre renouvellement. Cet épanouissement constitue sans doute l’une des raisons de sa survie jusqu’à nos jours, quoique sous des formes différentes. Genre « holistique » par excellence (Boutet, 1993, p. 205), l’épopée suscite en effet un véritable engouement chez le grand public, comme en témoignent diverses séries télévisées telles que Game of Thrones, des jeux vidéo, ou encore des bandes dessinées.

Déterminé par cette compréhension particulière du terme « frontière », le volume a délibérément laissé de côté la représentation épique des frontières comme réalité géographique, domaine abondamment étudié (sans exhaustivité : Grisward, 1986 ; Martin, 2000 ; Guidot, 2008 ; Andrieu, 2019) et objet d’une récente synthèse (Langenbruch, 2019). Ces travaux ont bien éclairé l’enjeu de la représentation de l’objet frontière et de ses ambivalences intrinsèques dans la chanson de geste. Inspirée par l’anthropologie, la recherche a ainsi mieux cerné ce qui définissait les passages et les déplacements des personnages ainsi que le rôle des frontières. Pour cela il a fallu établir ce fait d’importance, à savoir que la géographie épique hésite constamment entre une représentation tardo-antique de l’espace, régie par la linéarité et la route, et une conception plus « moderne » sensible à l’étendue et au territoire (Labbé, 1993). Sans délaisser complètement les données anthropologiques et prenant acte de cette « géographie variable » (Guidot, 2008) et polymorphe mais soucieux de prendre en compte également la diachronie, un autre ensemble d’analyses a tenté de rattacher l’étude de la frontière géographique dans les textes au processus historique d’ethnogenèse (Paquette, 1988). Sur la frontière, qui permet de structurer les personnages et les faits narratifs autour des sèmes de l’inclusion et de l’exclusion, repose le thème de la conflictualité qui est l’essence de la chanson de geste. D’abord la frontière est au centre de la pratique symbolique de l’espace dont la chanson de geste rend compte car le personnage féodal épique reçoit son individuation de « la propriété qui l’établit à la fois en un lieu et comme lieu » (Bloch, 1989, p. 175). La chanson de geste insiste abondamment sur la consubstantialité de l’individu et de son sol. Ensuite, et sans que cela s’oppose à ce qui précède, le genre repose sur des dynamiques narratives qui s’effectuent préférentiellement sous la forme de la conquête et de son mouvement fondamental, celui d’une inapaisable redéfinition des frontières et des bornes de la chrétienté, ou à l’opposé de l’espace « sarrasin », qu’il convient d’étendre toujours plus oultre. La collectivité en formation doit donc se dire aussi, et sans paradoxe avec la réduction de l’être à un territoire immuable, dans un espace traversé par le mouvement, espace pluriel d’interfaces plutôt que de fermes oppositions, espace labile impliquant traversées et transgressions. Il en va aussi de la définition identitaire de l’individu épique qui, avant de pouvoir s’établir, doit connaître l’expérience du bannissement (notamment dans les récits d’enfances tardifs ; Wolfzettel, 1973) ou celle de la recherche motivée de l’honneur en terre étrangère (Langenbruch, 2014), à l’image du jeune Hervis de Metz formulant ce vœu : Je vuel aprendre d’armes en estraigne regne (Hervis de Mes, v. 2381).

Une synthèse comme celle-ci, si sommaire soit-elle, donne un aperçu du balisage cri-tique déjà considérable de ce sujet : la représentation épique de la frontière géographique. Le laboratoire junior Épopées Médiévales : frontières, échanges, héritages a préféré explorer les potentialités heuristiques offertes par le déploiement métaphorique de la « frontière » lorsque la notion est pratiquée par la critique elle-même. C’est ainsi dans un sens large et analytique que la notion de frontière acquerra ici un régime de productivité supplémentaire. La frontière en tant qu’élément thématique ne serait pas si importante si elle n’était en même temps le lieu à partir duquel l’expérience épique pourrait être dite dans la variété de ses dimensions textuelles, communicationnelles, génériques… Mode d’accès particulièrement fécond à l’œuvre épique médiévale, la frontière ainsi que ses développements métaphoriques (la clôture, l’interface, la limite…) pourraient servir à mieux saisir la signification de cette forme d’expression si éloignée de nos inclinations esthétiques contemporaines qu’est la chanson de geste. Étant donné que nous observons le phénomène littéraire médiéval de si loin que l’anachronisme s’avère nécessaire dans la démarche du chercheur, nous devons rester attentifs à la pertinence (Zumthor, 1980, p. 35-38 ; Moran, 2017), essentielle à leur validité, de nos modèles interprétatifs et de nos édifices discursifs aptes à en rendre compte. Or la métaphore à visée heuristique entre de plain-pied dans ce type d’élaborations destinées à nous rendre contemporains des objets du passé. Elle est en effet engagée dans toute activité de modélisation scientifique, lorsque l’inconnu ne peut être saisi qu’au moyen de similitudes avec le connu (Wunenburger, 2000). Nous verrons au fil des études rassemblées ici que la métaphore de la frontière, permettant à la pensée de progresser par gambades, associations d’idées, déplacements analogiques, participe des processus cognitifs validés dans les procédures des sciences au-tant que les activités logiques et formalisables (Maffesoli, 1985).

L’ensemble des études permettra ainsi de tester, par la pratique essentiellement, la pertinence de cette métaphore dans nos discours critiques au regard des potentialités heuristiques qu’elle offre.

L’idée de frontière en tant que foyer fédérateur se concrétise en outre dans la provenance et le domaine de spécialisation des auteurs de ces contributions. Des professeurs confirmés et de jeunes chercheurs, romanistes et germanistes, français et internationaux nourrissent ici une réflexion commune sur le rayonnement européen du genre épique, du Moyen Âge à l’époque moderne. Cette perspective à la fois synchronique et diachronique permet d’instaurer un dialogue entre des champs disciplinaires variés, comme la littérature et l’histoire médiévale, la romanistique et la germanistique, qui demeurent trop souvent cloisonnées dans leurs domaines respectifs. Puisqu’elles allient, de manière innovante, contextualisation historique, rigueur philologique et ouverture comparatiste, chacune de ces études saura profiter aussi bien au spécialiste qu’au lecteur moins averti. Comme le concluait un cycle d’émissions radiophoniques, le Moyen Âge « est si lointain qu’il nous arrache à nous-mêmes et si proche que nous nous y retrouvons : n’est-ce pas cela même ce que nous pouvons attendre de la lecture et des arts ? » (Zink, 2015, p. 171).

Références

ANDRIEU Éléonore (2019), « Le Midi épique de Guillaume d’Orange, de la cité au palais : un discours laïc sur l’organisation de l’espace dans quelques chansons de geste », Patrimoines du sud, vol. 10.

BLOCH Howard (1989), Étymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, Paris, Seuil, coll. » Des Travaux ».

BOUTET Dominique (1993), La chanson de geste : forme et signification d’une écriture épique du Moyen âge, Paris, Presses universitaires de France.

BOUTET Dominique (2019), L’Épique au Moyen Âge : D’une poétique de l’Histoire à l’historiographie, Paris, Champion, coll. » Essais sur le Moyen Âge ».

CAZANAVE Caroline (éd.) (2005), L’Épique médiéval et le mélange des genres, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté.

FRANTZ Pierre (éd.) (2000), L’Épique : fins et confins, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, coll. « Littéraire ».

GRISWARD Joël-Henri (1986), « Paris, Jérusalem, Constantinople dans Le Pèlerinage de Charlemagne. Trois villes, trois fonctions », dans Daniel Poirion (éd.), Jérusalem, Rome, Constantinople : l’image et le mythe de la ville au Moyen Âge, Colloque du Département d’études médiévales de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, p. 75-82.

GUIDOT Bernard (2008), « La géographie de l’imaginaire dans Renaut de Montauban », Chanson de geste et réécritures, Orléans, Paradigme, coll. « Medievalia » n° 68, p. 211-229.

LABBÉ Alain (1993), « Itinéraire et territoire dans les chansons de geste », dans Bernard Ribémont (éd.), Terres médiévales, Paris, Klincksieck, coll. « Sapience », p. 159-201.

LANGENBRUCH Beate (2014), « Troubles à la cour de Charlemagne dans les Narbonnais. Les relations franco-allemandes épiques à la lumière du désir mimétique », Hubert Heckmann & Nicolas Lenoir (éds.), Mimétisme, violence, sacré. Approche anthropologique de la littérature narrative médiévale, Orléans, Paradigme, coll. « Medievalia » n° 78, p. 117-146.

LANGENBRUCH Beate (2019), « La frontière : défi et richesse pour les recherches sur l’épique médiéval », dans Sofia Lodén & Vanessa Obry (éds.), L’expérience des frontières et les littératures de l’Europe médiévale, Paris, Champion, p. 153-174.

LOTMAN Youri (1999), La Sémiosphère, Limoges, PULIM.

MAFFESOLI Michel (1985), La Connaissance ordinaire : précis de sociologie compréhensive, Paris, Librairie des Méridiens.

MARTIN Jean-Pierre (2000), « La construction de l’espace sarrasin dans les chansons de geste », dans Gisèle Mathieu-Castellani (éd.), Plaisir de l’épopée, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, p. 71-84.

MORAN Patrick (2017), « La trilogie arthurienne de Robert de Boron et les aléas de la pattern recognition », Études françaises, vol. 53, n° 2, p. 27-49.

PAYEN Jean-Charles (1984), Littérature française. 1. Le Moyen Age, Paris, Arthaud.

ROUSSEL Claude (1998), Conter de geste au XIVe siècle. Inspiration folklorique et écriture épique dans La Belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, coll. « Publications Romanes et Françaises ».

ROUSSEL Claude (2018), « La chanson de geste au XIVe siècle. Introduction », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, n° 35, p. 13-73.

SUARD François (1980), « L’épopée française tardive (XIVe-XVe s.) », dans Jean Marie d’Heur, Nicoletta Cherubini (éds.), Ėtudes de Philologie Romane et d’Histoire Littéraire offertes à Jules Horrent à l’occasion de son soixantième anniversaire, Liège, Université de Liège, p. 449-460.

SUARD François (2003), « Huon de Bordeaux : une tentative originale de renouvellement de l’épique au XIIIe siècle », Littérales, vol. 31, p. 145-161.

WOLFZETTEL Friedrich (1973), « Zur Stellung und Bedeutung der enfances in der altfranzösischen Epik », Zeitschrift füt französische Sprache und Literatur, n° 83, p. 317-348 et n° 84, p. 1-32.

WUNENBURGER Jean-Jacques (2000), « Métaphore, poiétique et pensée scientifique », Revue européenne des sciences sociales, vol. XXXVIII-117, p. 35-47.

ZINK Michel (2015), Bienvenue au Moyen Âge, Paris, Équateurs, France Inter.