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14. De la contingence créatrice : la rencontre comme matrice littéraire à la Renaissance

sous la direction de Nicolas Correard

Numéro 14 - Mai 2023

« Rencontre, est proprement ce que sans estre preveu, & inespérement s’offre à nous. Car Rencontre presuppose adventure » [1]. La longue entrée consacrée par le Thresor de la langue françoise de Jean Nicot (1606) au substantif « rencontre » et au verbe « rencontrer » traduit leur polysémie remarquable au seuil des temps modernes. Nicot enregistre un grand nombre d’expressions dont le sens ne se limite pas au fait, pour deux personnes, de se retrouver dans le même lieu, ou mis en contact [2]. Une « rencontre » désigne aussi bien un certain type de choc avec l’ennemi, dans un sens militaire qui fait l’objet de l’article d’Alicia Viau au sein de notre volume (à partir des emplois des chroniqueurs), que la profération inattendue d’un bon mot ou la formulation adéquate d’une idée, dans un sens plus intellectuel. Outre son androgynie grammaticale (on parle aussi bien d’un rencontre que d’une rencontre au XVIe siècle), la généralité de la notion constitue peut-être son trait le plus remarquable en moyen français, d’autant plus qu’elle n’a guère d’équivalent en latin (comme le montrent les expressions latines proposées en regard du français par Nicot), pas plus que dans les langues vernaculaires proches. L’article d’Olivier Guerrier montre ici, à partir de la réception humaniste de Plutarque, tout ce que peut traduire « rencontre », et tout ce qui en fait un « intraduisible ». Le sémantisme du hasard est en tout cas déterminant : est rencontre toute concomitance imprévisible entre deux hommes, deux choses, deux phénomènes (ou plus).
Si les auteurs français de l’époque emploient autant ce paradigme lexical, c’est peut-être parce que l’expression du hasard dans la pensée et dans la langue se cherchait encore, entre les notions de « cas », d’origine latine (casus), désignant toute sorte d’événements fortuits ou exceptionnels, dans le domaine littéraire, moral ou juridique notamment ; de « hazard » (d’origine arabe), encore très connotée par le danger ou le péril, plus encore que par l’image du jeu de dés qui en est l’origine ; de « contingence », notion plus savante et philosophique, lestée d’un passé scolastique ; et bien sûr de « fortune », peut-être la plus courante, qui évoque une force impersonnelle souvent allégorisée, ou personnifiée, n’interdisant pas l’action occulte d’une providence. Sans parler des mots « chance » (ce qui échoit), pas encore connoté de manière uniquement positive, « occasion », etc. [3] « Rencontre » signifie beaucoup, et c’est peut-être l’ouverture maximale de cette notion, l’absence d’arrière-plan humaniste, théologique ou artistique qui prédispose à son usage : il y avait là des marges pour penser à neuf le rôle de la contingence à la Renaissance. Ainsi de l’ultime et inévitable rencontre, qui se présente toujours comme une surprise absolue : Florence Buttay consacre dans nos pages un article au thème pictural de la « Rencontre des trois morts et des trois vifs » dans l’aire européenne. Comment aborder l’autre monde ? S’agit-il de s’y préparer par la contemplation de telles peintures ? Mais la rencontre de la mort bouscule les codes, y compris les codes iconographiques subtilement déplacés d’une œuvre à l’autre. La mort choisit son heure et son lieu, sans nous consulter : l’idée même de préparation semble l’objet d’une ironie dès lors qu’un artiste représente ce thème.
L’emploi de « rencontre » implique une tentation, celle du récit : « Rencontre presuppose adventure ». La rencontre se raconte, car elle n’est pas toujours prédéterminée ; seul le déroulement des faits peut en rendre compte, dans l’historiographie comme dans la fiction. La formule du Thresor de Jean Nicot ramène à l’esprit l’une des plus heureuse rencontres littéraires du XVIe siècle, celle de Pantagruel et de Panurge, relatée au chapitre IX de Pantagruel (1532), qui suit de près la (mauvaise) rencontre de l’écolier Limousin au chapitre VI : « Un jour Pantagruel, se pourmenant hors de la ville, vers l’abbaye sainct Antoine, devisant et philosophant avecque ses gens et aulcuns escholiers, rencontra un homme beau de stature et elegant en tous lineamens du corps, mais pitoyablement navré en divers lieux, et tant mal en ordre qu’il ressembloit un cueilleur de pomme du païs du Perche » [4]. L’incongruité du personnage se traduit par son langage, puisque Panurge se met à parler en toutes langues réelles et imaginaires, confrontant son vis-à-vis (et le lecteur) à une étrangeté absolue, avant d’évoquer en bon français son retour de Turquie et quelque aventure exotique (« voluntiers vous racompteroys mes fortunes, qui sont plus merveilleuses que celles de Ulysses […] »). Et Pantagruel fait de Panurge son ami pour toujours, sans qu’on sache pourquoi. Voilà qui fait de cette scène une rencontre absolue, au sein d’une « fortunologie » rabelaisienne dont l’article de Romain Menini montre ici tous les tenants et les aboutissants, proposant un balayage complet de l’œuvre. Malgré l’absence d’enjeu amoureux, Jean Rousset n’a pas craint d’inclure cette scène parmi les exemples archétypaux de son ouvrage bien connu sur le topos de la première vue [5], là où la première traduction de L’Histoire æthiopique d’Héliodore, par Amyot (1547), proposait à la même époque un équivalent narratif du fameux innamoramento lyrique (sujet de l’article de Louise Dehondt dans notre volume, qui aborde le cas de Ronsard). Dans la généalogie de ce topos ayant suscité un intérêt renouvelé dans la critique [6], nul doute que le XVIe siècle tient une place carrefour.
Le sens abstrait ne s’éloigne pas pour autant : la « rencontre » peut s’inscrire dans la longue série des métaphores spatiales décrivant l’activité intellectuelle, depuis la theoria grecque, désignant initialement le voyage vers un oracle. Les auteurs de la Renaissance sont encore très sensibles à l’association de la curiosité à une forme de « pérégrinité », de voyage du connu vers l’inconnu [7]. Et la « rencontre », justement, pourrait être un autre nom de ce qu’on nomme couramment, en français moderne, la « découverte ». L’Amérique n’a-t-elle pas été rencontrée par Christophe Colomb, qui cherchait autre chose ? La rencontre est partout dans le travail des humanistes : la fréquentation des Anciens se présente à leurs yeux comme une rencontre, au sens propre, avec les représentants d’un monde disparu. Le hasard y a sa part, mais aussi l’ouverture d’esprit : la réception de la philosophie épicurienne du clinamen, qui devait donner lieu à partir du XVIIe siècle à une nouvelle manière de penser le monde, doit beaucoup à la rencontre d’un manuscrit de Lucrèce dans l’abbaye de Fulda, en 1417, par Poggio Bracciolini, qui n’a pas cru bon de censurer d’un point de vue chrétien une vision du monde faisant de l’ordre cosmique une simple illusion créée sur notre regard par l’agitation aléatoire des particules [8]. L’émergence d’un paradigme nouveau de la sérendipité, autour des notions d’« accident » et de « rencontre », est l’objet de l’article de Nicolas Correard sur la réception du conte oriental des princes de Serendip, du Peregrinaggio publié à Venise au Voyage des princes fortunez de Béroalde de Verville. Une nouvelle manière de voir le monde s’y dessine, qui substitue à la traditionnelle connaissance des effets par les causes, une surprenante (et romanesque) incitation à découvrir les causes par leurs effets.
Dans un récent ouvrage [9], Olivier Guerrier a étayé l’idée que la rencontre constitue un lieu décisif – et peu commun – pour cette philosophie nouvelle, « imprémédité[e] et fortuite » [10], proposée à la même époque par Montaigne, hautement conscient du rôle du hasard dans l’existence individuelle et dans l’histoire humaine, mais aussi dans nos associations d’idées, dans nos bonheurs intellectuelles comme dans nos errances philosophiques : « L’homme peut reconnoistre par ce temoignage qu’il doit à la fortune et au rencontre la vérité qu’il descouvre luy seul, puis que lors mesme, qu’elle luy est tombee en main, il n’a pas dequoy la saisir et la maintenir » [11]. Pour la Renaissance sceptique, toute vérité est évasive et élusive, elle va comme elle vient. De même que dans l’art de pratiquer ou de raconter la guerre, qui ne va pas sans hésitations comme le montre l’article d’Alicia Viaud, l’heure n’est pas aux modèles de prédictibilité en philosophie ou dans les sciences, pas même au pensées probabilistes émergeant au XVIIe siècle : philosopher, à la Renaissance, c’est se confier à une forme de fortune intellectuelle, accepter de dépendre, comme le font les humanistes, de la lecture de tel ou tel texte, car la vérité se trouve plus souvent en la main d’autrui que dans nos efforts pour ordonner nos pensées de manière logique, toujours selon Montaigne. « Hazardeuse entreprise » que celle des grands raisonneurs, car ils peuvent toucher juste, mais non volontairement : « et qu’ils rencontrent, voyez si c’est la fortune qui rencontre pour eux » [12]. Ce qui ne signifie pas qu’il faille désespérer de la vérité ou renoncer à la chercher, justement.
Le Thesor de Nicot note à ce titre que la rencontre n’exclut pas tout à fait l’intentionnalité, par extension de sens : « il se prend aussi pour ce qui s’offre avec pourchas [recherche]. Comme, Il a fait rencontre d’une femme bien riche, ce qui est dit ores qu’il l’ait pourchassée, mais c’est avec denotation de fortune & adventure » [13]. Ainsi la fortune peut contrarier et satisfaire à la fois nos intentions, en offrant une issue inattendue à nos recherches, ce qui motivera le développement d’un art dramatique néo-aristotélicien de la péripétie à la fin de la Renaissance. La métaphore cynégétique du « pourchas » est généralisable : ce qui vaut dans l’ordre galant vaudra aussi dans l’ordre épistémologique ou esthétique. La rencontre se voit ainsi doter d’un statut paradigmatique, associé à la question de la reconnaissance, comme le montre Olivier Guerrier dans son ouvrage sur Montaigne : pour bénéficier de l’inattendu, il faut d’abord admettre que des opportunités s’offrent là où on ne les voyait pas. Cela ne va pas de soi. La réussite est-elle dans l’échec ? Nul doute que ce paradoxe pouvait fasciner les guerriers, les marchands, les savants ou les artistes de la Renaissance. Si ces derniers allégorisent plus que jamais Fortune [14]
, c’est certes parce que la fréquentation des sources païennes, la précarité de leur condition sociale, ou encore le constat des vicissitudes de l’histoire, sans parler de la crise religieuse qui s’ouvre au XVIe siècle (mais dont les prodromes sont anciens), éloignent encore le sentiment rassurant d’un ordre divin. Fortune et/ou Providence : deux forces contradictoires, deux explications antithétiques, ou bien deux faces d’une même pièce ? Toute la pensée de la Renaissance est sous-tendue par ce paradoxe, ou bien par ce dilemme [15]. L’article de Romain Menini sur Rabelais le rappelle dans notre collectif, tandis que celui de Florence Buttay montre à quel point le traitement du thème de la « Rencontre des trois morts et des trois vifs » oscille entre moralisation chrétienne et matérialité de la mort, par l’attention des artistes aux circonstances, aux détails, à la concrétude.
Mais s’ils se consacrent au thème, c’est aussi parce qu’écrivains et artistes sentent la nature fuyante et imprévisible de l’inspiration – cette force puissante et mystérieuse qui s’impose comme un point nodal de toute réflexion sur la création à cette époque. Autrement dit, parce qu’ils entrevoient les liens secrets de la contingence, de l’écriture et du désir, à l’instar de Ronsard, dont le traitement de l’inamoramento s’éloigne de plus en plus de toute idée de prédestination pour aller vers le choix d’une contingence assumée et joueuse, réfléchissant ainsi l’évolution de sa propre démarche créative, comme le montre Louise Dehondt. Il en va de même des romanciers de la sérendipité comme Armeno, l’énigmatique traducteur de sources persanes, ou de Béroalde de Verville, étudiés par Nicolas Correard, qui font miroiter la dimension métatextuelle de leurs romans de la contingence. Dès lors, on expérimentera résolument d’audacieuses poétiques aléatoires, des manières d’écrire dictées par les rencontres : « Mais suivant de ce lieu les accidents divers, / Soit de bien, soit de mal, j’écris à l’aventure » [16].
Ces questions ont habité pendant quelques années les membres du groupe « Renaissance » au sein du réseau de recherche établi par l’ANR ALEA « Figures et figurations de la contingence », dirigé par Anne Duprat (2018-2023). Outre leur chapitre dans l’ouvrage de synthèse collectif à paraître aux éditions du CNRS, en ont résulté deux ateliers présentés en visioconférence au 67e congrès annuel de la Renaissance Society of America (« RSA Virtual »), le 22 avril 2021. Les articles présentés dans notre collectif en sont issus. Dans une démarche réflexive, leurs auteurs, refusant de se résigner à la « malencontre » d’une pandémie sévissant dans le monde entier, ont eux-mêmes pleinement joué le jeu de la rencontre, confrontant avec opportunisme des objets et des méthodes diverses autour de cette notion.

Table des matières


[1Jean Nicot, Thesor de la langue françoise tant ancienne que moderne, Paris, D. Douceur, 1606, p. 555.

[2Ce sens moderne s’impose dans le Dictionnaire de Furetière, à ceci près que la rencontre ne saurait être intentionnelle : « arrivée fortuite de deux choses, ou de deux personnes dans un même lieu » (Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout & R. Leers, 1690, vol. III), avec encore souvent une nuance de « choc ».

[3Nous renvoyons à l’enquête lexicale extrêmement complète menée par Alicia Viaud dans le cadre des travaux de l’ANR ALEA, à paraître dans le chapitre « 1340-1610. Figures de la fortune dans la Renaissance européenne : entre hasard et providence », coord. O. Guerrier, au sein de l’ouvrage collectif dirigé par Anne Duprat, Figures du hasard. Imaginaires du hasard et de la contingence en Occident, Paris, annoncé aux éditions du CNRS en 2023.

[4François Rabelais, Les Cinq livres, éd. G. Defaux, Paris, Librairie générale française, 1994, p. 351.

[5Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, Paris, José Corti, 1981.

[6On en prendra pour preuve les actes du colloque annuel 2005 de la SATOR, édités par Jean-Pierre Dubost, Topographies de la rencontre dans le roman européen, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2008, ou le collectif dirigé par Stéphane Lojkine et Pierre Ronzeaud, Fictions de la rencontre. Le Roman comique de Scarron, Aix-en-Pce, Presses Universitaires de Provence, 2011.

[7Voir Nicolas Correard, « Curiosité/pérégrinité : métaphores viatiques et points de vue critiques sur un désir aventureux », dans Violaine Giacomotto-Charra et Myriam Marrache-Gouraud (dir.), La Science prise aux mots. Enquête sur le lexique scientifique à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 59-78.

[8Voir Stephen Greenblatt, Quattrocento, trad. C. Arnaud, Paris, Flammarion, 2013.

[9Olivier Guerrier, Rencontre et Reconnaissance. Les Essais ou le jeu du hasard et de la vérité, Paris, Classiques Garnier, 2016.

[10Montaigne, « Apologie de Raymond Sebond », Essais, éd. P. Villey, PUF, « Quadrige », 2004, II, 12, p. 546 [C].

[11Ibid., p. 553 [A].

[12Ibid., « De l’art de conférer », III, 8, p. 936 [B].

[13De même, chez Furetière : « RENCONTRER. v. act. Trouver la chose dont on a besoin, soit qu’on la cherche, soit que le hasard nous la présente. J’ay tant cherché ce livre, qu’à la fin je l’ay rencontré. Le hasard a voulu qu’il ait rencontré son fait ».

[14Florence Buttay, Fortuna. Usages politiques d’une allégorie morale à la Renaissance, Paris, PUPS, 2008.

[15Voir les contributions rassemblées dans l’ouvrage collectif dirigé par Marie-Luce Demonet, Hasard et Providence (XVIe-XVIIe siècles), Tours, CESR, 2007 (en ligne).

[16Joachim Du Bellay, Les Regrets, sonnet 1, dans Les Regrets. Les Antiquités de Rome. Le Songe, éd. F. Roudaut, Librairie générale française, « Le Livre de Poche », 2002, p. 57.