Accueil > Numéros thématiques > Vers et prose. Formes alternantes et formes hybrides

1. Vers et prose. Formes alternantes et formes hybrides

Sous la direction de Philippe Postel

Numéro 1 - Juillet 2014

Ce premier numéro de la revue Atlantide est l’aboutissement d’un séminaire organisé en 2009 et 2010 à l’Université de Nantes, portant sur les liens qu’entretiennent le vers et la prose dans la littérature mondiale. Le lecteur moderne a en effet tendance à considérer comme impures les formes mixtes qui mêlent la prose et le vers. Cela résulte sans doute d’un certain conformisme, car le bon goût, depuis l’époque classique latine, exclut le mélange et la variété, catégories esthétiques reléguées au genre mineur de la satura. La difficulté de lire aujourd’hui les formes mixtes résulte aussi probablement d’un processus de « désapprentissage » : nous avons oublié, en quelque sorte, que, dans notre histoire littéraire, nombreuses sont les œuvres où se mêlent d’une façon ou d’une autre les deux modes d’expression que constituent la prose et la poésie versifiée.

En effet, pour s’en tenir à la tradition écrite et sans tenir compte des formes mixtes relevant du poème en prose, la mixité formelle est repérable depuis le Satyricon de Pétrone jusqu’à To Axion Esti d’Odysseus Elytis, en passant par les œuvres incontournables que sont La Consolation de la Philosophie de Boèce (VIe s.), la Vita Nuova de Dante (XIIIe s.), et Aucassin et Nicolette (XIIIe s.). Mais elle est encore présente à l’âge baroque : songeons aux romans du Siècle d’Or espagnol, ou bien à L’Arcadie de Philip Sydney répondant à celle de Sannazar (XVIe s.), ou encore à l’opéra qui fait alterner récitatifs et airs. Elle semble encore resurgir chez romantiques allemands, dans les romans de Tieck ou de Brentano par exemple. On pourrait aussi évoquer la littérature irlandaise et galloise ainsi que les sagas islandaises. À pousser l’exotisme plus loin, on s’aperçoit que mêler prose et vers est une pratique littéraire qui s’étend bien au-delà du domaine européen : en attestent la tradition orale indienne ainsi que les formes écrites qui en héritent, mais aussi certains genres narratifs arabes ou encore les romans classiques japonais et chinois.

Pour tenter de se repérer dans le maquis des formes mixtes associant prose et vers, il convient de distinguer plusieurs aspects. Du point de vue des formes, deux possibilités semblent prévaloir. Nous avons évoqué les formes où alternent des passages en prose et des passages versifiés, nettement différenciés les uns des autres, comme dans la satire ménippée, ou le roman chinois ou japonais. Nous les nommerons formes « alternantes », pour les distinguer des formes « hybrides » qui tendent au contraire vers un idéal de fusion (ou de dépassement) de la poésie et de la prose : c’est le cas de la prose rythmée des traditions arabes (saj’) ou chinoises (le fu 賦 ou le pianwen 駢文 par exemple), ou encore de notre poème en prose moderne (Novalis, Baudelaire ou Tourguéniev). Outre ces deux formes mixtes (alternantes et hybrides), il faut mettre à part le cas particulier des transpositions de la poésie versifiée vers la prose ou, inversement, de la prose vers la poésie : ce cas existe notamment dans le contexte des exercices scolaires dans la latinité tardive, tel que l’a étudié Curtius, mais on peut songer aussi au genre de l’opus geminatum où la vie d’un saint est rédigée une fois en prose puis une fois en vers, ou encore, dans un tout autre contexte, à certains poèmes de Tao Qian (IVe-Ve s.), comme le fameux Récit de la source des fleurs de pêcher.

Une autre façon de s’orienter dans le massif des formes mixtes mêlant prose et vers est de prendre en compte l’histoire littéraire. La plupart de ces formes s’inscrivent dans une tradition bien attestée : on peut penser à la longue tradition de la satura (voir l’ouvrage de Nathalie Dauvois, De la Satura à la Bergerie, Le Prosimètre pastoral en France à la Renaissance et ses modèles, Champion, 1998), ou encore celle des différents genres narratifs oraux qui sont à l’origine de la forme mixte du roman chinois classique. D’autres semblent relever d’une démarche originale, voire expérimentale, dans la mesure où elles s’opposent à l’esthétique dominante, comme peut-être à l’époque romantique, lorsque des poèmes sont insérés dans les romans, ou bien lorsque se crée le poème en prose.

D’autres entrées existent, nombreuses, permettant de guider nos pas dans ce vaste territoire. Il est par exemple utile de distinguer entre la tradition orale (en particulier dans les domaines indien ou africain, mais aussi chinois) et la tradition écrite, et éventuellement d’analyser le lien de l’oral à l’écrit. Autre entrée possible, le rapport quantitatif entre vers et prose, qui est rarement équilibré : on distingue alors le « prosimètre » au sens étroit, où la partie versifiée l’emporte, et la « versiprose » (terme qui n’a guère fait fortune), où, au contraire, c’est la prose qui domine.

À partir de ces quelques entrées élaborées en particulier par les travaux rassemblés par Joseph Harris et Karl Reichl dans l’ouvrage intitulé Prosimetrum. Cross-cultural Perspectives on Narrative in Prose and Verse (D.S. Brewer, 1997) mais aussi à partir d’autres éléments apportés par les différents contributeurs, nous avons constitué ce premier numéro de la revue Atlantide, où sera examiné tout d’abord le vers dans le récit classique, d’une part dans la tradition du Siècle d’or espagnol (« Le traitement du prosimètre dans les Nouvelles exemplaires de Cervantès », par Marta Cuenca-Godbert) d’autre part dans la tradition du roman chinois classique (« L’insertion de poèmes dans le roman classique en Europe et en Chine », par Philippe Postel). Deux articles s’interrogent ensuite sur le traitement du vers dans le discours satirique et didactique (« Pots-pourris de vers et de proses : de la satire ménippée au tribunal critique des Lumières (Saint-Hyacinthe, Pope) ») par Nicolas Correard et « Le prosimètre didactique et scientifique de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle » par Hugues Marchal et Nicolas Wanlin). Deux autres articles s’intéressent à l’insertion des poèmes versifiés dans la prose romantique (« La poésie comme suspens et syncope rythmique de la prose. Ugo Foscolo (1778-1827) et Samuel Taylor Coleridge (1772-1834) », par Lucie Lagardère et « Le récit romantique (Allemagne-Angleterre victorienne) », par Dominique Peyrache-Leborgne). À propos d’un poème de la fin du XIXe siècle, Christine Lombez traite de la traduction du poème versifié : soit en vers soit en prose (« Enjeux du vers et de la prose dans la traduction française de La Maison de Vie de Dante Gabriel Rossetti (1887) »). Enfin, le dernier article propose une présentation des formes à la fois mixtes et alternantes existant dans la tradition littéraire arabe (« Mixité formelle arabe : exemples et enjeux », par Inès Horchani).