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2. La légende de Troie de l’Antiquité Tardive au Moyen Âge. Variations, innovations, modifications et réécritures

Sous la direction d’Eugenio Amato, Élisabeth Gaucher-Rémond, Giampiero Scafoglio

Numéro 2 - Décembre 2014

La légende de Troie demeure sans doute l’un des mythes « fondateurs » de la conscience et de la civilisation du monde occidental, qui traverse toute l’évolution de la littérature grecque et latine, jusqu’au Moyen Âge et même au-delà. Les différentes interprétations de cette légende donnent pourtant une idée claire de l’évolution sociale et culturelle, à savoir le changement des valeurs éthiques, politiques et esthétiques, qui a caractérisé au fil du temps la réception du mythe.
Dans l’un de ses écrits les plus célèbres, le Discours Troyen, l’orateur et philosophe grec Dion Chrysostome (Ier-IIe s.) s’efforce de montrer, contre la culture classique traditionnelle d’origine homérique, que Troie n’a jamais été prise : Dion y relit, en des termes novateurs et originaux, surtout très clairement anti-homériques, le mythe troyen, en faisant appel à d’autres versions inconnues, dont les origines ne sont pas toujours si faciles à trouver. Il s’agit d’une version alternative et, pour ainsi dire, « provocatrice » de la légende de Troie, qui eut beaucoup de succès au Moyen Âge, grâce aussi à la traduction latine du discours de Dion que procura François Philelphe, et dont s’inspira à son tour Jean de Beauvau pour sa version française.
Le témoignage de Dion n’est pas pourtant le seul exemple d’une version alternative de la légende de Troie : il avait été précédé par d’autres auteurs, tel que Dictys de Crète et Darès le Phrygien, modèles pour l’auteur du Roman de Troie. Ainsi que le prouvent les œuvres de Dion, de Dictys et de Darès, cet ensemble de « variantes » du mythe troyen, peu répandu et presque inconnu dans l’Antiquité Classique, se diffuse largement à l’époque impériale et tardive et jusqu’au Moyen Âge, où ces variations sur le mythe classique non seulement sont beaucoup appréciées, mais offrent aussi de la matière pour des oeuvres célèbres (que l’on pense au Roman de Troie ou au Philostrate de Boccace), non sans laisser des traces clairement visibles dans d’autres écrits, tel que le Trésor de Brunetto Latini ou la Divine Comédie de Dante, où la narration du mythe troyen occupe une place moins importante.
Cette approche « innovante » du mythe de Troie est à la fois conséquence et preuve d’un changement culturel capital, qui marque bien la transition du monde antique au Moyen Âge. La réinterprétation de cette légende correspond en effet à une vision nouvelle de la civilisation ancienne, filtrée à travers l’époque impériale et tardive puis remodelée par la mentalité et la culture médiévales.
Ce numéro thématique de la revue Atlantide a pour but d’analyser et d’approfondir les raisons de la « création » et de la diffusion à l’époque impériale et tardive de ces variations sur le mythe classique de Troie et la préférence qui leur a été accordée au Moyen Âge.
On ne s’étonnera pas que soit considéré en premier lieu le De excidio Troiae historia de Darès le Phrygien, que Mario Lentano soumet à une analyse systématique afin d’en dégager les caractéristiques principales, formelles ou topiques, en réservant une attention particulière aux rapports qu’elles entretiennent avec l’historiographie. Ce texte fait aussi l’objet d’un examen critique par Graziana Brescia qui, adoptant une autre perspective, interprète le récit de l’enlèvement d’Hélène en référence aux catégories rhétoriques des status causae et à la notion de raptus utilisée dans les textes juridiques. Mireia Movellàn Luis focalise ensuite l’éclairage sur les deux oeuvres “jumelles” de Dictys et Darès pour mettre en lumière les « stratégies de la fiction » : ces expédients, visant à conférer aux textes une crédibilité qui rivalise avec la tradition homérique, font croire qu’il s’agit de chroniques plus anciennes, voire contemporaines des faits narrés. Un épisode particulier raconté par Dictys et Darès, la trahison de Troie par Énée, est étudié par Concetta Longobardi qui, à partir de l’allusion contenue dans le Carmen saeculare d’Horace (vv.41-44), suit les traces de cette variante de la légende jusque dans les exercices rhétoriques de l’époque impériale. Le mythe troyen se trouve aussi revisité par Ausone, dans ses Epitaphia heroum : Florian Lepetit révèle toute l’ambiguïté et l’ironie de ce poète à l’égard de la matière homérique, réinterprétée d’une manière innovante en faveur des Troyens et au détriment des Grecs.
L’importance accordée à Dictys et Darès dans la littérature latine n’enlève rien à tout l’intérêt que suscite l’épopée impériale de langue grecque : l’ Ilioupersis de Triphiodore et la Suite d’Homère de Quintus de Smyrne. Laury-Nuria André souligne les traits novateurs qui ressortent de la représentation du “paysage urbain”, en particulier dans la description de la ville de Troie par ces deux auteurs : la conception de l’espace y diffère de l’épopée trditionnelle et, témoignant d’une évolution des critères esthétiques, se rattache à l’influence de la Seconde Sophistique. L’originalité de Quintus de Smyrne est soulignée également par Valentina Zanusso, qui explore les techniques de l’imitation et de la variation appliquées au modèle homérique.
Daniele Mazza aborde lui aussi la question de l’imitation, mais en se concentrant sur un motif particulier : la description du bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade, qui fournit le point de départ à une série de scènes figuratives, dans la Suite d’Homère de Quintus de Smyrne et les Dionysiaques de Nonnos, prolongeant l’héritage des Argonautiques d’ Apollonius de Rhodes. Isabella Nova s’attache à un autre aspect de la lecture « alternative » de la légende troyenne : dans ses Progymnasmata, Libanios fait un éloge paradoxal et ingénieux de Thersite ; la démonstration englobe le témoignage de certains documents iconographiques, qui confirment la réhabilitation de ce personnage, désormais doté d’une nouvelle identité, affranchie de ses lien avec l’Iliade.
La mouvance de la légende de Troie au Moyen Âge s’effectue principalement selon deux axes, qui répondent à des enjeux respectifs : d’une part, l’influence du christianisme se fait sentir dans la réécriture du mythe (souvent assortie d’un jugement de valeur dépréciatif porté sur le monde païen et sa culture) ; d’autre part, l’appropriation des origines troyennes a pu servir les intérêts dynastiques de plusieurs peuples, Francs, Normands et Turcs.
Dans la paraphrase biblique écrite en hexamètres par Arator au VIe siècle après Jésus-Christ, la ville de Troie est mentionnée comme le lieu de la mort et de la résurrection d’Eutyche : Roberto Mori montre comment le poète affirme la supériorité du récit chrétien sur l’épopée homérique, dont il conteste le caractère fictif et mensonger. La réception chrétienne du mythe troyen conduit également à fustiger l’héroïsme de certaines figures, par un rapprochement avec la chevalerie courtoise : le personnage d’Hector, malgré le succès qu’il remporte tout au long du Moyen Âge, véhicule une image ambivalente de la fonction guerrière, que Sandrine Legrand explique par l’incompatibilité entre les valeurs païennes et l’idéal chevaleresque prôné dans la littérature médiévale. Orestis Karavas s’attache à déceler, dans l’oeuvre du poète grec Collouthos, l’Enlèvement d’Hélène, les infléchissements subis par la légende traditionnelle. Fabio Stok examine l’improbable origine troyenne revendiquée par les Normands dans les Gesta Normannorum de Dudon de Saint Quentin au XIe siècle, par analogie avec leur attribution précédemment réservée aux Francs. Les Turcs figurent aussi dans la liste des bénéficiaires de cette reconstitution fantaisiste des origines troyennes, au même titre que les Francs : Thomas MacMaster se fonde sur l’Edda de Snorri Sturluson, qui semble faire écho à la Chronique de Frédégaire, pour reconstituer la genèse de cette singulière mythologie.
Le Moyen Âge invite à une relecture globale de la légende de Troie, dans une approche innovante. La traduction française de l’Historia destructionis Trojae de Guido delle Colonne, elle-même conçue comme une mise en prose latine du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, révèle, sous l’éclairage minutieux que lui soumet Catherine Croizy-Naquet, combien la matière troyenne, au fil de ses réécritures, sollicite l’attention de l’historien médiéval, dans sa fonction médiatrice visant tout autant à transmettre la vérité passée qu’à flatter les goûts et les préoccupations d’un nouveau lectorat, notamment à la cour de France. De fait, la translation de la légende dans la langue vernaculaire peut emprunter deux voies divergentes, celle de la fidélité et celle de l’émancipation à l’égard du texte-source, comme en témoigne l’analyse comparative de Julie Métois à propos des traductions du De Excidio Troiae de Darès le Phrygien réalisées, au XIIIe siècle, par Jean de Flixecourt et Jofroi de Waterford, dans le prolongement de Benoît de Sainte-Maure, qui avait déjà adapté l’auteur latin. Du point de vue idéologique, politique et religieux, le récit du siège de Troie a pu nourrir, à travers l’identification avec Constantinople et Jérusalem, une réflexion sur les tensions entre l’Orient et l’Occident et sur l’enjeu des croisades : Florence Tanniou rassemble plusieurs témoignages, du XIIe au XIVe siècle, de cette réinterprétation du mythe païen dans l’histoire des reconquêtes et du Salut. Ce parcours médiéval ne saurait être complet sans passer par la Divine Comédie de Dante, où plusieurs références mythologiques évoquent les versions « alternatives » de la légende de Troie, sous l’influence directe de Dictys et Darès ou des œuvres qu’ils ont inspirées : Franco Chiappinelli nous mène sur les pas de Dante et nous invite à un nouvel examen de ses sources.
Dans le prolongement de cet itinéraire chronologique qui suit la formation et la diffusion des variantes de la légende, deux contributions témoignent des ré-interprétations en vigueur à la Renaissance, à une époque où se trouvent rassemblés et revisités, au prix d’une cohérence parfois difficile à construire, les patrimoines culturels des mondes antique et médiéval. Valentina Prosperi étudie la réception de Dictys et Darès chez Pétrarque et Coluccio Salutati, dévoilant une étape importante dans la destinée de ces récits troyens. De son côté, Jean-Luc Vix s’intéresse à un ouvrage publié à Bâle en 1573 par Petrus Perna (Belli troiani scriptores praecipui), qui contient la traduction de poèmes homériques et d’autres textes, parmi lesquels ceux de Dictys et Darès et les déclamations « troyennes » de Libanios et d’Aelius Aristide.
La lecture de cet ensemble d’article permettra, du moins nous l’espérons, de faire ressortir, à travers un répertoire étendu et diversifié, les versions “alternatives” de la légende troyenne de l’Antiquité tardive au Moyen Age (sans oublier la Renaissance et la tradition culturelle européenne qu’elle introduira à son tour). On voit émerger une dynamique de vaste ampleur, scandée par les relectures successives de la légende, elles-mêmes tributaires de motivations culturelles et de pressions idéologiques qui, périodiquement, s’imposent en rapport avec les événements marquants de leur époque (comme l’atteste l’exemple des croisades) ou encore de revendications politico-religieuses, qui s’affirment dans la défense de la foi chrétienne et dans la propagande dynastique des origines illustres destinées à la glorification d’un peuple. Ainsi se trouve confirmée l’importance culturelle de la légende troyenne, dont l’impact n’a jamais faibli depuis l’Antiquité, résistant aux bouleversements historiques et idéologiques les plus radicaux. Mais il s’agit aussi de révéler l’extraordinaire plasticité de cette légende, apte à servir de “grille ou clé interprétative” pour accéder à la vérité des différentes époques dans lesquelles elle se propage et dont elle finit par devenir l’expression métaphorique.

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