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10. Imaginaires de l’environnement en Asie (Inde, Chine, Taïwan)

Sous la direction de Philippe Postel

Numéro 10 - Juillet 2020

Dans le cadre d’un « pari scientifique », nommé « Écolitt » (2015), relevé, à l’initiative d’Anne-Rachel Hermetet (Université d’Angers), par les équipes de trois centres de re-cherche des universités d’Angers, du Mans et de Nantes, respectivement le CERIEC (Centre d’Études et de Recherches sur Imaginaire, Écriture, Culture), L’AMo (L’Antique, le Moderne) et le 3L.AM (Langues, Littératures, Linguistiques), nous avons organisé, dans le bel auditorium du Muséum d’Histoire naturelle de Nantes, une journée d’étude consacrée aux « Imaginaires de l’environnement en Asie ». Une des idées qui a guidé ce projet était de chercher à savoir si, en dehors des États-Unis où l’éco-critique s’est constituée en tant que champ de recherche littéraire, il pouvait exister une spécificité de la littérature prenant en compte les questions environnementales ou du moins manifestant une préoccupation à propos de la préservation de l’environnement.

La question se pose pour l’Europe mais elle s’impose encore davantage pour l’Asie, le continent qui contribue le plus aujourd’hui à la dégradation de l’environnement, mais qui, dans le même temps, subit les conséquences les plus sévères de la pollution mondiale, quelle qu’en soit la forme (voir Harris et Lang, 2015, p. 3-4). Bien souvent, trop souvent, nous constatons avec effarement que les grandes capitales asiatiques comme New Delhi ou Pékin atteignent des pics de pollution qui paralysent la vie urbaine.
S’il y a une spécificité, ne serait-ce que de degré, caractérisant la situation et l’évolution de l’environnement en Asie, on peut supposer que les expressions artistiques asiatiques mais aussi, en conséquence, les approches critiques les concernant ne doivent pas être conçues uniquement sur le modèle occidental. C’est le consensus que rappelle Simon Es-tók dans East Asian Criticisms, consensus exprimé par les spécialistes des littératures asi-atiques au début des années 2000 : « A growing consensus from these meetings has to do less with a rejection of Western environmental theory, ethics, and approaches than with addressing the one-sidedness of information flows, a one-sidedness which predictably and dangerously reiterates colonialist dynamics and structures. » (Estok and Kim, 2013, p. 2).

Ce numéro de la revue Atlantide rassemble les articles de chercheurs spécialisés dans les domaines indien et chinois, la Chine étant représentée par le continent d’une part et Taïwan d’autre part. Nous n’avons donc pas de contribution concernant le Japon, pays qui, en particulier depuis la catastrophe de Fukushima (2011), a fait l’objet de nombreuses études universitaires (voir parmi de très nombreux ouvrages, Quentin et Sakai, 2012).

Yvan Daniel (Université de Clermont-Ferrand) mène une réflexion sur le genre de la pastorale dans les périodes anciennes en Chine et en Europe, réflexion qui le conduit, dans une perspective plus théorique, à s’interroger sur le comparatisme associant deux traditions éloignées. L’approche se veut double : il s’agit de relever et d’analyser les transferts entre les deux traditions littéraires (« comparatisme de la médiation »), mais aussi, indépendamment de la logique de la réception factuelle, de proposer des analogies (« comparatisme de rapprochement »), en adoptant tour à tour le modèle de François Jullien (« comparatisme de la différence ») et celui de Marcel Détienne (« construire des comparables »).

La période moderne est abordée en premier lieu à travers une étude de cas concernant le dramaturge chinois Tian Han (1898-1968) : nourri par une grande érudition, l’article de Shih-Lung Lo (National Ts’ing Hua University, Taïwan) retrace la carrière de cet auteur qui, par ses pièces, accompagne la naissance de la Chine nouvelle en déployant un imaginaire dont la plupart des motifs, comme celui de l’inondation, sont liés à l’environnement naturel. En complément, Luisa Prudentino (INALCO, Sciences-Po-Collège du Havre) propose une étude portant les liens entre la nature et le cinéma de Chine continentale. Le traitement cinématographique de la nature est tout d’abord replacé dans la tradition des arts figuratifs chinois, puis il est analysé aux différentes époques de son histoire : à une nature idéalisée à l’époque républicaine (années 30 et 40) s’oppose une nature « idéologisée » sous Mao (années 50 jusqu’aux années 70) ; avec les cinéastes de la Cinquième génération (années 80), la nature est souvent le lieu d’un ressourcement individuel ; par la suite, elle entre dans un discours plus directement politique, soit par le détour du symbole, soit de façon plus ouverte et plus directe.

Cette étude transversale nous conduit jusqu’au début du XXIe siècle, c’est-à-dire à la période contemporaine. Celle-ci est la plus fournie parmi les périodes abordées dans le numéro, bénéficiant en effet de deux contributions sur l’Inde et trois contributions sur la Chine et Taïwan. Partant d’une étude du roman de Lokenath Bhattacharya (1927-2001), La Descente du Gange (1993), mais aussi des poèmes et des contes d’Attipate Krishnaswami Ramanujan (1929-1993) ainsi que d’autres sources, Claudine Le Blanc (Université de la Sorbonne nouvelle-Paris 3) montre que l’épopée, avec son héritage de récits mythiques exerce son influence sur la littérature indienne moderne qui s’emploie à représenter les liens entre les hommes et la nature, si bien que ce qui apparaît souvent comme une rupture à cet égard (le débat public évoque l’ère de l’anthropocène) s’inscrit, au moins partiellement, dans une représentation imaginaire où la destruction est la composante même d’un ordre naturel et humain. Élena Langlais montre que c’est aussi, en partie, le recours aux mythes, à la fois indiens et chrétiens, qui permet à Indra Sinha (né en 1950), l’auteur d’Animal’s People (2007), de réaliser une représentation des conséquences de la catastrophe de Bhopal (1984), qui échappe à la logique victimaire tout comme aux grilles d’analyse occidentales.
Les romans de Yan Lianke (né en 1958), tels qu’ils sont analysés par Philippe Postel (Université de Nantes), semblent aussi tenir un discours critique, satirique, voire subversif, à l’égard de systèmes politiques qui tendent à bouleverser de façon catastrophique le mi-lieu naturel des populations rurales de la Chine moderne, mais, là encore, le mythe vient complexifier ce discours pour suggérer l’idée d’un ordre supérieur, ordre garanti par le « ciel » (tian 天, mot qui peut aussi désigner la nature en chinois). L’article est suivi de la traduction (inédite) d’une préface à l’un des romans étudiés, La Fuite du temps.

Le numéro se termine par deux contributions portant sur deux figures de l’engagement écologique à Taïwan. Gwennaël Gaffric (Université Jean-Moulin-Lyon 3) étudie la façon dont le romancier Wu Ming-yi (né en 1971) explore toutes les conséquences de la transformation du lien entre l’homme et la nature, à l’ère de l’anthropocène : l’histoire de nos sociétés modernes est ainsi revisitée, qu’il s’agisse de la seconde guerre mondiale ou du tsunami survenu en Asie en 2004, ou bien encore de la constitution d’un « septième continent », fait de nos déchets plastiques. Enfin, Ti-han Chang (University of Central Lancashire) évoque, dans son article, la figure de Yang Ju-men (né en 1978), un militant écologique taïwanais qui semble recourir aux méthodes terroristes pour promouvoir ses idées. L’étude, portant sur l’action et l’autobiographie du « rice-bomber » (Rice Isn’t Bomb, 2007), ainsi que sur le film de Cho Li, qui en constitue le pendant à l’écran (The Rice Bomber, 2014), opère la distinction entre terrorisme et activisme, entre action militante et héroïsme.

Les textes et les films abordés dans ce numéro s’emploient tout d’abord à décrire les méfaits environnementaux, comme la catastrophe de Bhopal en Inde, la contamination des rivières en Chine ou le continent de plastique parvenant sur la côte taïwanaise. De façon plus ou moins explicite, les auteurs entendent de plus dénoncer ceux qui sont à l’origine de ces atteintes à l’environnement, qu’il s’agisse de responsables locaux (dans ce cas peut intervenir le problème de la censure et de l’auto-censure) ou de pays extérieurs, en particulier certains pays occidentaux. Mais, au-delà d’une logique de vindicte à l’échelle régionale ou bien mondiale, c’est un système global que l’on remet en cause, qu’on y voie une tendance à placer l’Asie dans une position subalterne ou, à tout le moins, d’imitatrice d’un modèle occidental, ou que l’on s’inquiète, plus généralement, des conséquences à grande échelle issues de l’ère anthropocène.

Néanmoins, on n’a pas seulement affaire à une littérature militante, cultivant une tonalité « post-coloniale » ou simplement écologique. À l’exception des deux derniers articles (portant sur Wu Ming-yi et sur Yang Jumen), les autres contributions traitent d’œuvres qui se caractérisent par leur ambiguïté. Une des grandes spécialistes mondiales de l’éco-critique appliquée au domaine asiatique, Karen Laura Thornber a fait de ce terme le fil conducteur de sa réflexion. Elle définit ainsi ce qu’elle entend par le mot qu’elle a choisi pour le titre de son ouvrage le plus important, Ecoambiguity : « the complex, contradictory interactions between people and environments » (Thomber, 2012, p. 1). Mais elle entend ambiguïté dans le sens où un même phénomène peut apparaître tantôt comme favorisant la préservation de l’environnement tantôt comme, au contraire, portant atteinte à la nature : le terme se comprend du point de vue des diverses analyses que les hommes portent sur leur propre action vis-à-vis de la nature. Nous n’entendons pas le mot ambiguïté dans ce sens : l’ambiguïté, constatons-nous à la lecture des articles qui composent ce numéro, réside dans la position adoptée par les auteurs étudiés qui, loin de reprendre aux Occidentaux leurs modèles de protestation, développent un discours plus complexe : il s’agit le plus souvent de replacer les questions environnementales urgentes et actuelles dans une perspective culturelle de long terme, qui englobent en particulier l’héritage mythologique ou mythique.

Bibliographie

Estók Simon C., Kim Won-chung (eds) (2013), East Asian Ecocriticisms. A Critical Reader, New York, Palgrave Macmillan, « Literatures, Cultures, and the Environment ».

Harris Paul G., Lang Graeme (eds) (2015), Routledge Handbook of Environment and Society in Asia, New York, Routledge.

Quentin Corinne, Sakai Cécile (dir.) (2012), L’Archipel des séismes. Écrits du Japon après le 11 mars 2011, Éditions Philippe Picquier, Arles.

Thornber Karen Laura (2012), Ecoambiguity. Environmental crisis and East Asian Literatures, An Arbor, University of Michigan Press.