Accueil > Numéros thématiques > 1943 en traductions dans l’espace francophone européen

8. 1943 en traductions dans l’espace francophone européen

Sous la direction de Christine Lombez

Numéro 8 - Décembre 2018

À l’occasion de ce volume paru dans le cadre du programme international TSOcc (Traductions sous l’Occupation. France-Belgique 1940-44 www.tsocc.univ-nantes.fr) soutenu par l’Institut Universitaire de France, nous avons souhaité interroger au prisme des traductions l’année 1943, dans laquelle de nombreux historiens ont pu voir un tournant de la Seconde Guerre mondiale. En effet, après les débarquements alliés en Afrique du Nord (novembre 1942) et en Sicile (juillet 1943), après la défaite allemande devant Stalingrad (février 1943), les cartes semblent rebattues entre les belligérants européens. De plus en plus, l’idée que l’Allemagne puisse finalement perdre la guerre fait son chemin dans les pays occupés. L’espoir renaît, amenant avec lui de nouveaux positionnements, l’empressement à collaborer décroît [1]. Ainsi, lors de la publication de la 3e liste de censure allemande dite « Otto » (mai 1943), et à la différence notoire de ce qui avait eu lieu en 1940 par exemple, le syndicat des éditeurs français prend cette fois nettement ses distances en refusant toute responsabilité dans son établissement. Inversement, dans les milieux clandestins ou résistants, l’action s’intensifie d’autant afin de préparer la voie de la victoire prochaine espérée.

1943 est-elle également une année charnière dans la vie intellectuelle française et francophone, notamment en ce qui concerne la pratique de la traduction ? Ce type de coupe temporelle a déjà prouvé son intérêt pour l’historiographie des traductions (plusieurs sondages ont déjà récemment effectués pour les années 1830 [2], 1886 [3], 1936 [4]) afin de faire ressortir des convergences spécifiques ou des tendances plus fines pouvant échapper à une approche diachronique. Le choix de sonder ici en synchronie non seulement les publications enregistrées au dépôt légal mais aussi d’autres supports tels que les journaux ou les périodiques (dont le contenu, par définition, n’est pas indexé) apporte de nouvelles données susceptibles de modifier notre regard sur les événements. Les contributions rassemblées dans ce volume ont permis, par le coup de projecteur effectué sur certains aspects de l’année 1943 dans l’espace francophone européen, de mettre au jour ou de souligner des éléments jusqu’ici insuffisamment relevés et discutés par la critique.

Travaillant sur l’importante revue Lettres lancée à Genève en janvier 1943, S. Braendli (« Traduire depuis la Suisse en 1943. Le cas de la revue genevoise Lettres ») met ainsi en évidence l’existence d’une stratégie éditoriale de relais culturel assumé, fortement impactée par les développements de la guerre dans la France voisine. À un moment où la défaite allemande devant Stalingrad semble faire de nouveau souffler un vent d’optimisme parmi les intellectuels suisses antifascistes (on oublie trop souvent que la Suisse romande avait été initialement favorable aux idées du maréchal Pétain), ce changement va précisément trouver son expression dans une augmentation frappante du volume de traductions publiées dans la revue genevoise, avec un intérêt particulier pour la poésie et sa dimension spirituelle.

M. Enderle-Ristori (« 1943, un tournant pour l’Aktion Übersetzung ? Otto Abetz et l’organisation des traductions de l’allemand ») s’interroge pour sa part sur la coupure que l’année 1943 a pu constituer pour l’Aktion Übersetzung, ce programme prioritaire de traductions de l’allemand lancé dès la fin de l’année 1940 sous l’égide de l’ambassade et de l’Institut allemands de Paris. Elle montre que la situation conflictuelle existant entre l’Institut allemand et les services de la propagande a eu pour effet la parution d’ouvrages en traduction considérés comme « indésirables » par ces derniers, amenant par la suite des mesures de rétorsion à l’encontre de l’ambassadeur du Reich O. Abetz et de son affidé K. Epting, directeur de l’Institut allemand et une redéfinition de la politique de traduction menée par l’Occupant.

Les Classiques gréco-latins ont été l’objet de multiples attentions durant l’Occupation (traductions, représentations théâtrales). 1943 voit notamment la publication d’une version française des Troyennes de Sénèque, procurée par un fervent pétainiste, Gabriel Boissy. S. Humbert-Mougin (« Les Troyennes de Sénèque dans la traduction de Gabriel Boissy. Une tragédie antique de circonstance ») étudie les raisons de ce choix (en particulier celui de la version de Sénèque et non de celle d’Euripide) où politique et visée idéologique sont loin d’être absentes, et montre, exemples à l’appui, à quel point la sensibilité politique du traducteur est susceptible d’orienter sa lecture du texte, et donc, par ricochet, sa traduction.

Dans son panorama de la poésie traduite en français en 1943, C. Lombez (« 1943 au miroir de la traduction poétique en français : pour un état des lieux ») souligne la forte actualité poétique en traduction cette année-là, notamment à la faveur de plusieurs événements spécifiques commémorés officiellement (centenaire de la mort du poète F. Hölderlin, sortie d’une anthologie bilingue de poésie allemande soutenue par l’Occupant), et fait apparaître que cette activité traductive, loin d’être anodine, s’accompagne alors d’une réflexion de plus en plus nourrie sur le sens et la manière de bien traduire la poésie en français.

Les événements organisés en France pour commémorer le centenaire de la mort de F. Hölderlin en 1843 donnent à A. Tautou (« 1943, ‘l’année Hölderlin’ vue de France ») l’occasion de faire le bilan de la (non)réception du poète en France et de souligner à quel point la poésie allemande en général était alors utilisée comme un véritable cheval de Troie culturel. Quant à Hölderlin, il fut à cette période aussi bien revendiqué par la propagande des Occupants (pour son soi-disant patriotisme guerrier) que par les opposants (pour qui il incarnait la pureté d’un humanisme allemand dévoyé par le nazisme). Néanmoins, la difficulté de son écriture condamnait d’avance tout projet d’importation forcée en France par le biais de la traduction.

Enfin, F. Vignale (« La revue Fontaine et ses réseaux en 1943 ») nous offre avec Fontaine (publiée à Alger) un exemple de choix du rôle de propagande et du « soft power » que peut jouer une revue littéraire de référence en temps de guerre, tout particulièrement ici en vue de rapprocher culturellement des futurs vainqueurs du conflit, par la littérature traduite et via des réseaux spécifiques de haut niveau implantés aux États-Unis et en Angleterre, une France encore très profondément divisée.

Ainsi, encore une fois, se trouvent mis en évidence les liens puissants qui unissent traduction, politique, (petite ou grande) Histoire. Cette relation se vérifie d’autant plus en période de guerre qui déstabilise profondément les échanges entre pays, hommes, langues et cultures. En plus d’être les témoins d’une époque par leur choix, souvent surdéterminé, d’auteurs ou de langues à traduire (un fait particulièrement visible lors de l’Occupation allemande où la traduction faisait l’objet d’une politique parfaitement concertée en amont [5]), traducteurs et traductions se révèlent également des pièces de choix sur l’ensemble de l’échiquier culturel et géopolitique de leur temps, confirmant en cela les propos de Barbara Cassin, pour qui « la traduction est d’abord un fait d’histoire. Les routes de la traduction […] sont celles de la transmission du savoir et du pouvoir » [6]. De ce dernier point, la période de l’Occupation allemande en France est une très convaincante illustration, bien que peu connue jusqu’ici. Nous espérons donc avoir contribué, par les travaux de l’équipe TSOcc, à la replacer dans une plus juste lumière.

Table des matières


[1C’est à cette période que René Bousquet, chef de la police de Vichy et principal organisateur de la rafle du Vel d’Hiv en juillet 1942, commence lui-même à prendre ses distances avec le régime en faisant passer des faux papiers à des membres de la Résistance, ce qui lui vaudra d’être ensuite acquitté à la Libération.

[2Traduire en langue française en 1830, textes réunis par C. Lombez, Artois Presses Université, collection « Traductologie », 2012.

[3L’appel de l’étranger. Traduire en langue française en 1886 (Belgique, France, Québec, Suisse), sous la direction de S. Humbert-Mougin et L. Arnoux-Farnoux, Presses de l’Université François Rabelais de Tours, collection « TraHis », 2015.

[4L’Année 1936. Traductions et retraductions vers le français, actes du colloque organisé les 21-23 mars 2013 à l’Université de Tours par M. Enderle-Ristori et B. Banoun, à paraître.

[5Cf. ici Christine Lombez, « Translating German Poetry into French under the Occupation : the example of R. Lasne’s and G. Rabuse’s anthology (1943) », 19th - and 20th - Century Anthologies and Collections (L. D’hulst, T. Seruya, A. Assis-Rosa, M. L. Moniz dir.), John Benjamins, 2013, p. 205-216 ; « Critique, traduction et propagande dans la presse française de l’Occupation : l’exemple de Comoedia (1941-44) », Expériences croisées de la guerre, actes du colloque de la SFLGC (Strasbourg 2014), http://sflgc.org

[6Barbara Cassin, http://www.mucem.org