11. Récits et représentations d’apocalypses
Sous la direction de Paul-André Claudel & Frédéric Le Blay
Numéro 11 - Décembre 2020
Depuis 2015, le programme ATLANTYS interroge l’imaginaire de la fin du monde et l’expérience de la catastrophe. Programme de recherche interdisciplinaire et international porté par l’Université de Nantes et piloté par le Centre François Viète (Épistémologie, Histoire des sciences et des techniques), il réunit plusieurs équipes de recherche en France et à l’étranger. Son objectif primordial étant d’étudier de manière analytique et critique les fondements et les ressorts de l’imaginaire de la mort de l’humanité ou de la fin du monde, il se veut notamment une réflexion utile au sein des débats contemporains sur l’avenir de la planète et de ses populations. Les travaux menés jusqu’à présent ont couvert différentes questions comme celles de la relation des populations avec leur environnement naturel, de leur réaction face aux désastres ou catastrophes de grande ampleur qui émaillent leur histoire, de l’expression et des représentations liées à l’angoisse de la disparition collective, des comportements ou réponses des sociétés humaines face à cette angoisse ainsi que les points de convergence ou de conflit entre croyances irrationnelles, conceptions religieuses et discours scientifique.
Au sein de ce vaste champ de réflexion alliant toutes les perspectives disciplinaires, il nous a paru pertinent de réserver une place importante à la littérature et aux arts, qu’ils soient conçus sous l’angle de la fiction ou sous celui de la représentation et de la trans-mission d’un vécu, d’une expérience. En d’autres termes, il s’agissait de mettre en parallèle imagination et témoignage, l’un comme l’autre pouvant relever de la création et d’une démarche esthétique. À travers ce double prisme, l’enjeu pouvait être de com-prendre et d’étudier la manière dont les récits « catastrophiques » vivifient et donnent corps à l’imaginaire apocalyptique profondément ancré dans notre culture occidentale. Nous avions cependant conscience du risque de l’enfermement dans une vision foncièrement marquée par une certaine tradition, celle qui est issue de la lecture de la Bible, si nous limitions notre intérêt aux productions de l’imaginaire occidental. Une approche comparatiste était donc nécessaire voire salutaire pour mettre en question les idées mêmes d’apocalypses et de fin du monde, dont il n’est pas certain qu’elles soient partagées par toutes les sociétés humaines. On pouvait du moins, sans risque de se tromper, poser le principe que les représentations et les conceptions apocalyptiques subissaient l’empreinte des croyances et de l’histoire propres à chaque civilisation ou communauté. Le terme même d’apocalypses, dont l’usage s’est désormais étendu à bien des circonstances, au point de lui faire perdre son sens initial, celui du dévoilement et de la révélation, ne semble presque plus relever de la tradition chrétienne qui lui a offert son tableau originel sous la forme d’une narration des plus saisissantes.
Les textes que nous avons réunis dans le présent volume sont issus des rencontres que nous avons pu susciter à l’occasion de trois colloques internationaux, dont ils ne sont pas à proprement parler les actes, puisque nous avons opéré une sélection de contributions présentées en différents lieux et à différents moments de notre démarche collective. Un premier colloque organisé en juin 2016 interrogeait l’imaginaire de la fin du monde sous l’angle de l’histoire des religions, de l’anthropologie et de la sociologie ; un volume ras-semblant quelques-unes des contributions a été récemment publié (Le Blay, 2018). En novembre de la même année, nous avons interrogé les enjeux historiques et géographiques de la catastrophe à travers l’intitulé : « Survivre à la fin d’un monde » ; l’orientation privilégiée fut celle des catastrophes naturelles et de leur histoire. Une sélection de textes a également donné lieu à publication (Chauveau, Creach & Compatangelo-Soussignan, 2019). En novembre 2017, nous avons été invités à rejoindre la programmation des Utopiales de Nantes, festival international dédié à la Science-Fiction, dont le thème était le Temps. Nous avions défini une double articulation à nos échanges, celle des théories et des systèmes, qu’ils relèvent du discours philosophique ou de la spéculation scientifique, pensant la fin du monde et ses scénarios possibles, et celle des variations littéraires et cinématographiques autour de l’Apocalypse ou des apocalypses. Les travaux relevant du premier questionnement ont fait l’objet d’un numéro thématique des Cahiers François Viète (Le Blay, 2019). Une sélection des travaux ressortant du second volet est ici proposée, assortie de contributions empruntées aux rencontres précédentes. Il s’agit donc de revenir sur les fondements d’un imaginaire, de s’intéresser aux témoins et aux œuvres contribuant à façonner une mémoire collective de la catastrophe et d’envisager le rôle que jouent les fictions apocalyptiques ou post-apocalyptiques dans la préservation et la reconfiguration de l’imaginaire comme de la mémoire collective. Dans le contexte actuel du changement climatique et des inquiétudes sur l’avenir de notre planète et du vivant, ce fonds culturel peut alimenter les rumeurs et les inconscients collectifs. Cet imaginaire se trouve aussi bien revivifié par ces angoisses contemporaines, qui lui offrent de nouveaux motifs.
Il faudrait s’interroger longuement sur la place de la littérature de témoignage au sein de notre histoire. Les études que nous avons réunies donnent un aperçu des enjeux et des formes mais la question mériterait un traitement plus approfondi [1]. Autorisons-nous quelques remarques contextuelles, qui viendront encadrer les textes à suivre. L’importance de l’expression de la douleur, de la lamentation, du deuil dans la tradition littéraire n’est pas à démontrer. La tradition poétique fonde une large part de son inspiration sur cette capacité de la langue à traduire les émotions les plus fortes comme les expériences les plus douloureuses. L’étymologie communément acceptée veut que l’élégie soit à l’origine le chant du deuil et de la peine. Le lyrisme s’alimente lui-même des passions du cœur ou de l’âme. Nul doute donc que la littérature porte en elle la dimension du témoignage ; l’art en général n’échappe pas à cette inclination naturelle. Mais si la part des témoignages individuels et intimes occupe un si vaste champ au sein de cette histoire de la création, il faut s’interroger sur la place du témoignage au nom du collectif, c’est-à-dire le moment où la voix d’un individu ne parle plus en son nom propre, rendant compte d’une douleur essentiellement intime, mais prend la parole pour déplorer un drame collectif, une catastrophe affectant tous les siens. De telles œuvres ne sont pas si communes. On pense bien-sûr aux guerres et à leurs exactions, qui sont le lot universel de l’histoire des hommes ; elles occupent le devant de la scène depuis les origines de la littérature, avec toute l’ambiguïté que l’héroïsme épique peut apporter à de tels récits où sévissent violence et cruauté. Sur ces événements traumatiques qui affectent tout un peuple, les auteurs ne furent jamais avares ; la guerre est le lieu de toutes les passions et la plus noble d’entre elles en apparence, l’amour, peut en être la cause. Tout comme l’on peut tuer par amour, on peut déclencher des guerres par amour. Le XXe siècle sera peut-être, de toutes les époques historiques, celle où la littérature de témoignage aura eu le plus de matière à s’exprimer, tant les drames collectifs qui le jalonnent paraissent avoir surpassé tous les siècles qui l’ont précédé. Les deux conflagrations mondiales que furent les guerres de 1914-1918 et 1939-1945 ont été pour les écrivains et les artistes des sources d’inspiration inédites par leur horreur. Les historiens considèrent que le premier conflit mondial marque l’entrée véritable dans ce siècle ; on peut aisément élargir la définition à la littérature et aux arts. Le témoignage sur l’horreur et l’absurdité prend un tour et une ampleur jusqu’alors inégalés. À tout juste deux décennies de distance, l’histoire se répète et s’enfonce plus avant dans l’atrocité. Le souvenir de la Shoah marque toute la seconde partie du siècle et les œuvres de témoignage deviennent plus qu’un acte salutaire, un impératif moral et collectif. On peut penser que l’histoire de ce siècle a imposé à l’écriture de remplir un rôle qu’elle n’avait encore jamais joué jusqu’alors, du moins pas avec le même degré de nécessité.
Que dire en revanche des désastres qui n’ont pas l’Homme pour responsable, c’est-à-dire les colères de la nature, causes des mêmes tragédies que peuvent l’être les conflits armés ? Ont-ils leurs lots de témoignages destinés à marquer les esprits et entretenir la mémoire ? On croise peu de grands textes remplissant cette fonction, comme si les catastrophes naturelles n’appartenaient pas à notre histoire partagée. Il est vrai que, en matière de fléaux et d’expression de la colère divine, la Bible reste, au sein de la tradition occidentale, à la fois le texte fondateur et l’horizon indépassable. Peut-être est-ce une explication possible de cette absence : face aux calamités naturelles qui les touchent durement, les hommes, encouragés par les prophètes de tout poil, sont prompts à invoquer la colère divine et à poursuivre les boucs-émissaires. Cela suffit peut-être à ne pas faire plus de cas de ces malheurs récurrents. Leur récurrence même, pour ne pas dire leur régularité, nous incline également à une forme de fatalisme philosophique qui fait qu’en parler devient inutile. Cela fait partie des choses de la vie, comme la mort. Et pourtant on écrit sur la mort. Quoi qu‘il en soit, le grand tremblement de terre qui détruisit Lisbonne en 1755 semble un événement fondateur pour les consciences européennes : l’abondante littérature à laquelle il donna lieu n’avait pas eu d’équivalent au cours des siècles précédents. Mais, à propos de cette catastrophe, peu d’œuvres de témoignage à proprement parler. Ceux qui s’emparèrent du drame furent les philosophes, qui y trouvèrent prétexte à débat sur la théodicée ou à l’élaboration d’une nouvelle théorie des séismes [2]. Nous avons tous à l’esprit la polémique de Voltaire contre Leibniz dont les chapitres V et VI de Candide ou l’Optimisme ne sont que le reflet [3].
Nous peinons à trouver, au sein de la production littéraire, les récits des pertes et des souffrances qu’ont pu engendrer ouragans, séismes, tsunamis, etc. Il s’agit peut-être de sujets où l’héroïsme trouve mal sa place. Sur le plan des tragédies causées par l’Homme, beaucoup ont pu dire qu’un événement tel que les attentats terroristes du 11 septembre 2001 marquait non seulement l’entrée dans une autre période de notre histoire mais également un événement dont l’impact sur nos consciences et nos mémoires se ferait ressentir dans toutes les productions de l’esprit. On peut se demander si le grand séisme suivi du tsunami et de l’accident nucléaire majeur qui touchèrent la région du Tōhoku au Japon en mars 2011 pourront recevoir la même lecture historique avec le passage du temps. Il faudrait aussi se poser la question au sujet du tsunami qui ravagea les côtes de l’Asie du sud-est, l’Indonésie et la Thaïlande en particulier, en 2004, dont les scènes de destruction restent gravées dans les mémoires contemporaines en raison du flot d’images et de témoignages pathétiques dont les médias abreuvèrent alors le monde entier. De tels événements sont-ils destinés à bouleverser les consciences dans le présent de leur déroulement avant de disparaître du champ de notre horizon culturel ou peuvent-ils être aussi les ferments de l’écriture et de la création ? Du côté de la création japonaise contemporaine, il semble bien qu’il y ait un avant et un après 11 mars 2011 mais seul le recul que permet le temps saura confirmer cette impression.
C’est ici qu’intervient un nouveau vecteur de notre imaginaire et de nos représentations, le cinéma. Sur bien des aspects, le septième art occupe désormais la place que la littérature et les autres arts occupaient dans l’expérience partagée et la mémoire collective. Il est possible que la littérature, qui n’atteint pas immédiatement la dimension universelle que les grands films – ou simplement les films populaires – peuvent atteindre, ne remplisse plus tout à fait ce rôle de grand récit collectif, reflet de son temps, qui a pu être le sien, tandis que le cinéma s’acquitte à merveille de ce rôle. Les grandes épopées d’aujourd’hui se jouent surtout sur les écrans. Le lyrisme, le pathétique, l’appel aux sentiments empruntent la même voie. Nous sommes entrés dans le monde où l’image domine, c’est une banalité de le dire. Ce que nous ne trouvons pas dans la production littéraire, nous le rencontrons dans toute son évidence sur nos écrans. Le cinéma – catégorie générique sous laquelle nous rangeons aussi les productions télévisuelles telles que les séries à succès – présente toutefois la même ambiguïté que l’écriture, oscillant sans cesse entre fiction et authenticité. Sur les motifs qui nous intéressent, il est important de mettre en avant la grande popularité du genre du « film catastrophe », qui peut mettre une représentation de notre monde aux prises avec toutes sortes de cataclysmes, dont beaucoup ont la nature pour responsable. Ce genre prend d’ailleurs le pas sur le film de guerre dont, à quelques exceptions notables près, le goût semble provisoirement passé. L’un des grands représentants de cette veine est le cinéaste allemand et hollywoodien Roland Emmerich, dont la filmographie couvre à peu près toutes les facettes de l’inspiration apocalyptique. Chacune de ses productions rencontre un succès considérable, notamment parce que la mise en scène de la catastrophe, qui s’appuie sur des moyens technologiques et des effets spéciaux impressionnants, est l’un des sujets les plus esthétiques qui soient dans la culture de l’image. Néanmoins l’épanouissement d’un genre qui relève de la fiction peut être le reflet des angoisses bien réelles qui pèsent sur nos sociétés. Nous venons de citer Roland Emmerich : deux réalisations comme The Day After ou 2012 sont incontestablement inspirées par la crainte du dérèglement climatique. La fiction d’anticipation peut ainsi côtoyer le documentaire, ce dernier étant au cinéma ce que l’écrit de témoignage est à la création littéraire.
Enfin, ces considérations sur les motifs qui peuvent inspirer l’art cinématographique invitent à se tourner vers les genres du fantastique, de la science-fiction et de l’anticipation, où notre imaginaire et le regard que nous portons sur notre monde peuvent s’exprimer avec la plus grande latitude. Sous ces appellations, il devient possible de réunir littérature, cinéma, bande-dessinée et films d’animation, qui sont toutes les formes à travers lesquelles notre époque peut illustrer et faire vivre son imaginaire. C’est pourquoi nous avons voulu leur laisser l’espace qu’ils méritent dans notre réflexion. Les motifs apocalyptiques y occupent une place considérable. La figure du mort-vivant ou du zombie qui, après avoir connu une éclipse, connaît un regain d’estime, participe de la même inspiration. Toutes les peurs contemporaines, comme celle de la pandémie, y trouvent leur écho. Parce qu’ils ne cherchent pas à montrer ou à dire la réalité, ils sont riches d’une formidable liberté créatrice. Ils peuvent ainsi dire beaucoup sur l’environnement qui les a vu naître, parfois bien plus que les œuvres de témoignage, souvent entravées par la pudeur, la retenue ou la censure volontaire face à ce qui est ressenti comme indicible. Dès lors que l’imagination ne s’assigne plus aucune borne, tout devient dicible.
Les études qui suivent explorent certaines de ces directions. Notre entreprise a bénéficié du soutien attentif de partenaires auxquels nous exprimons nos remerciements, la Région des Pays de la Loire, pour avoir fait du programme ATLANTYS l’un de ses « paris scientifiques », Nantes-Métropole, qui apporte une soutien régulier à nos activités, le Festival international de Science-Fiction Les Utopiales et ses organisateurs, qui ont bien voulu accueillir dans leur programmation notre 3e colloque international – dont la plupart des textes ici réunis sont issus – et bien sûr l’Université de Nantes.
Frédéric Le Blay
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Références bibliographiques
CHAUVEAU Étienne, CREACH Axel & COMPATANGELO-SOUSSIGNAN Rita (2019) (dir.), L’expérience de la catastrophe. Perspectives historiques et géographiques, Norois (Environne-ment.Aménagement.Société), 251, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
JOUHAUD Christian, RIBARD Dinah & SCHAPIRA Nicolas (2009), Histoire, Littérature, Témoignage. Écrire les malheurs du temps, Paris, Gallimard, Folio Histoire.
LE BLAY Frédéric (2018) (ed.), The Universal Imagination of the End of the World ?, Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishing.
__ (2019) (dir.), La fin du monde, de la théorie à l’expérience vécue, Cahiers François Viète, III.7, https://cfv.univ-nantes.fr
POIRIER Jean-Paul (2005), Le tremblement de terre de Lisbonne, 1755, Paris, Odile Jacob.
Table des matières
[1] Sur la littérature de témoignage, nous renvoyons à titre de référence aux textes réunis par Christian Jouhaud, Dinah Ribard & Nicolas Schapira (2009), qui élaborent une réflexion sur la construction du « malheur » collectif – famine, peste, tremblement de terre, etc. – par les textes ; c’est toujours par une construction discursive que le « malheur » devient « événement » transmis à la postérité.
[2] Ainsi l’opuscule de Kant,Sur les causes des tremblements de terre, à l’occasion du malheur qui a frappé la partie occidentale de l’Europe vers la fin de l’année dernière, publié en 1756 dans les Königsbergische wöchentliche Frag- und Anzeigungs-Nachrichten (récemment édité et traduit par A. Pelletier, in Kant, Principes métaphysiques de la science de la nature, suivis des premiers articles sur la physique de la Terre et du Ciel, J. Vrin, Paris, 2017).
[3] Poirier (2005), pour une étude de la production littéraire inspirée par ce cataclysme.