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Avant-propos - Christian Biet & Fiona Macintosh

[Publication en ligne : 20 mars 2017]

"Si les modernes sont aussi émus par Œdipe-Roi que les contemporains de Sophocle,
cela vient non du contraste entre la destinée et la volonté humaine,
mais de la nature du matériel qui sert à illustrer ce modèle."
(Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, PUF, trad. 1967)

Avant-propos
Christian Biet & Fiona Macintosh

Comment, encore et malgré tout rester Européen-ne ? Comment, encore et malgré tout rester un-e Européen-ne se référant à l’Antiquité grecque et latine sans tomber dans une caricature identitaire civilisationnelle obsédée par les racines de Notre Grande Civilisation Gréco-Latine ? Puisque l’Antiquité, et en particulier les tragédies grecques, ne sont plus l’apanage de la seule Europe, comment, enfin, rester citoyen-ne du monde en résistant aux séparatismes de tout poil ?

D’abord en se parlant les uns aux autres, en se rendant visite, en partageant, simplement, ce qu’on fait… et, en l’espèce, en poursuivant, sérieusement, scientifiquement et avec enthousiasme, l’étude d’un champ qu’on appelait autrefois « la rémanence de l’Antiquité dans les arts » et qui souhaite faire le lien entre les textes antiques et leurs mises en scène contemporaines, ou non, au théâtre et au cinéma. Puis en créant un autre lien, cette fois entre Oxford et Nanterre, autrement dit entre une équipe de recherche consacrée à l’identification, l’analyse, l’interprétation des mises en scène des textes anciens toutes périodes confondues et tous médias confondus — l’APGRD (Archive of Performances of Greek and Roman Drama) —, et une autre équipe de recherche, — HAR (Histoire des Arts et des Représentations) —, dont l’une des branches s’intéresse aux manifestations de l’Antiquité dans les arts, plus particulièrement théâtraux et cinématographiques. C’est un pari que nous avons pris, et tenu, depuis six ans maintenant, ensemble et grâce aux talents d’organisation de Tiphaine Karsenti et de Cécile Dudouyt.

Ainsi, une fois par an, depuis 2011, alternativement à Oxford et à Paris, nos équipes se retrouvent pour comparer leurs approches à partir d’une question. Comment figurer la choralité antique au théâtre aujourd’hui (2011) ? Comment apparaissent les violences et les guerres antiques dans le théâtre et le cinéma (2012 et 2015, objet de cette publication) ? Comment se manifeste l’épique antique au théâtre aujourd’hui (2013) ? Comment les traductions-adaptations des textes anciens métamorphosent-elles la manière dont ces textes sont représentés sur scène et à l’écran (2014) ? Que faire, aujourd’hui, des notions de « canon » et de « répertoire » lorsqu’on s’interroge sur les mises en scène du théâtre antique au théâtre et au cinéma (2016) ?

Peu à peu, nous avons été rejoints par d’autres chercheurs venus de France ou du Royaume-Uni, mais aussi de Grèce ou du Portugal, d’Italie ou des États-Unis, et peu à peu nous nous sommes enrichis de leurs interventions et nous avons eu l’impression d’avancer sans contrainte, grâce à cette gratuité et à cet enthousiasme qui n’étaient soumis à aucune pression de publication ni de résultats institutionnels. Si bien que cette publication, librement décidée, vient très logiquement à sa maturité, aujourd’hui, non pour trouver sa place dans un hypothétique classement évaluateur, mais simplement pour exister et donner lieu à une série de débats sur ce qui nous importe ici : la réception des œuvres antiques d’abord dans le théâtre au travers des siècles et des cultures, ensuite au cinéma, enfin dans les arts vivants et plastiques. Car puisque la mythologie et l’histoire antiques n’en finissent pas d’être réinterprétées — c’est leur fonction, indéfiniment variable —, notre projet est d’analyser ces séries de détournements, d’interprétations contradictoires, d’adaptations au présent.

Peu importe donc que les personnages anciens soient les résultantes de rites oubliés, qu’ils aient eu une origine réelle, qu’ils aient été des personnes physiques vivant une histoire « vraie ». Ce qui compte, c’est qu’ils existent comme des objets mythiques, théâtraux, cinématographiques et littéraires, transcrits de différentes manières. « Toutes les versions appartiennent au mythe », comme le dit Lévi-Strauss (Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 242), qu’elles soient de Sophocle ou de Freud, de Corneille ou de T. S. Eliot, qu’elles soient représentées à la Schaubühne, à Stratford, à l’Odéon ou sur les écrans d’Hollywood. Il s’agit donc ici de comprendre comment les films, les performances théâtrales, les tableaux, mais aussi les essais et les romans s’interrogent, quelle que soit leur période, sur les questions esthétiques, historiques et anthropologiques telles qu’elles apparaissent dans les textes antiques, sur leur construction mythique et sur leur mise en place sociale.

Ainsi, les schémas dramaturgiques antiques, à proprement parler, nous intéressent. L’histoire, la mythologie antiques sont souvent des rêves terribles avec lesquels il est urgent de vivre, malgré tout ce qu’ils dévoilent – inceste, parricide, guerres, violences de toutes sortes, fautes qui remontent à la nuit des temps –, et ils nous signalent que ces rêves sont d’une tragique réalité. Œdipe, figure antique et moderne, transversale pour notre civilisation au point que nous ne doutons plus qu’elle exprime une vérité commune, hante encore nos consciences. Or cette construction exemplaire est l’histoire symbolique d’une crise constamment commentée qui débouche naturellement sur l’énigme du monde. Œdipe, comme d’autres personnages de la mythologie et de l’histoire antiques, est l’un des noyaux de la connaissance que nous pouvons avoir de nous-mêmes, et nous savons, à travers lui, que notre race humaine boite, comme celle des Labdacides.